Matteo Porru a 22 ans et, avec sa tête d'ange, on lui en donnerait 16. Pourtant, «
La douleur fait naitre l'hiver » est son quatrième roman mais le premier de ses romans traduit en français. le moins que l'on puisse dire c'est que la talent n'attend pas toujours le nombre des années. Oui, retenons bien le nom de ce jeune auteur italien car il m'est d'avis que sa carrière sera longue et belle !
J'ai fini ce livre en frissonnant. Il faut dire qu'il y fait très froid.
Nous sommes à Jievnibirsk, à l'extrême nord de la Russie, au fin fond de la mer de Kara qui est gelée presque toute l'année, même les vagues subissent souvent le même sort, de sorte que la délimitation entre terre et mer est quasi invisible. Immensité d'une blancheur sépulcrale et pénétrante où il ne cesse de neiger. Elia vit seul dans cette contrée reculée qui compte une poignée d'âmes, que des hommes d'un certain âge déambulant dans ce paysage monochrome tels des fantômes et survivant dans des conditions effroyables. le temps semble s'être arrêté comme si un sort avait été jeté. Et ce sentiment d'irréalité empire lorsque les six mois de jour laissent place aux six mois de nuit…
« Cet endroit n'est même pas sur les cartes. Les rares fois où il apparait, c'est sous la forme d'une tâche d'encre, comme une bavure d'impression, la seule trace noire dans un désert de brume et de glace, la province la plus éloignée de Vorkouta. Six mois d'obscurité, six mois de lumière, un an de vacuité. Elia habita ce village depuis sa naissance. Dans sa mémoire, tous ses recoins sont blancs et s'estompent, car la monochromie réduit tout »
La neige, nous le pressentons rapidement tant l'auteur en parle avec beaucoup de poésie et de mystère, est une complice indissociable au silence, aux secrets, elle recouvre telle une armure les failles propres à chaque être humain. La blancheur semble enrober la noirceur. de même que les isbas, ces foyers sources de lumière et de chaleur pour toute famille, renferment en leur sein des choses perverses lorsque les lumières s'éteignent. Il ne faut jamais se fier à l'enrobant, aussi blanc et pure qu'il puisse paraitre. L'enrobé peut-être d'une noirceur absolue.
Elia déblaye inlassablement les quelques routes du village. Une activité que faisait son père avant lui, et son grand-père également, un métier de père en fils chez les Legasov. Un labeur de Sisyphe, incessant et sempiternel. Sa vie est ainsi rythmée par ses sorties en chasse-neige et ses visites à son meilleur ami, Boris Gligorov, le plus souvent noyé dans la vodka pour tenter de supporter cette vie, alors que, fait rarissime en cette contrée, il ne supporte pas l'alcool. Il y a également l'aubergiste, Matvej, et la Mouche, camion qui ravitaille le village. L'amitié entre Elia et Boris, leurs petits rituels dans cette vie si dure, m'a touchée, ce d'autant plus que ces rituels sont narrés avec beaucoup de sensorialité.
« Ils dressent rapidement la table, toujours avec les mêmes couverts, qu'ils rincent souvent mais ne lavent jamais. de la fenêtre de la cuisine filtrent une lumière opaque, presque délavée, et des courants d'air froid. le bois de la table est imprégné de tâches de vin qu'ils renversent de leur verre à tour de rôle ».
Un jour arrivent des hommes, des étrangers, techniciens de métier menés par un certain Andrej Sobolev. Ils pensent qu'il y a là une formidable réserve de pétrole. Leur arrivée, suivie de celle d'un brise-glace et d'engins, va venir déliter et chambouler ce semblant de vie, va venir fouiner dans la neige qui sait, depuis des décennies, si bien cacher et conserver certains secrets.
Le jeune
Matteo Porru est parvenu à dresser avec beaucoup d'émotion et de délicatesse le portrait d'Elia, homme d'un certain âge. Je me demande sincèrement comment un auteur si jeune parvient ainsi à raconter avec autant de justesse et de pudeur l'histoire de ce vieil homme. Il n'y a aucun cliché, aucun pathos. Et beaucoup de poésie. La douleur d'Elia, dont les yeux bleus limpides tranchent tellement dans cette immensité blanche recouvrant le noir, est décrite d'abord avec mystère puis sera peu à peu expliquée par petites touches subtiles. Jusqu'à la toute fin qui est non seulement imprévisible mais surtout magnifique, même si on pourrait lui reprocher son côté invraisemblable…moi j'en ai frissonné d'aise !
La métaphore de la neige, pour aborder les thèmes de l'oubli et de la mémoire – devons-nous enfouir les secrets sous la neige jusqu'à l'oubli ou la déblayer pour ne pas oublier - apporte beaucoup de poésie à cette histoire. Elle est un personnage à part entière du roman. Elle apporte un bruit étouffé, une couleur, un volume, une granularité au récit et fait de cette lecture une parenthèse hors du temps. de superbes images en émergent :
« Jievnibirsk est le négatif d'un ciel étoilé. Les isbas qui émergent de la neige sont toutes noires, immensément vides, et la glace grimpe comme du lierre aux parois en bois. Tout, dans cet endroit, semble inexorablement destiné à appartenir à une foule de gens sans histoire. Si dans le monde tout n'est qu'aspiration à la splendeur, à Jievnibirsk, la nature a développé le vice, irrépressible et maladif, de vouloir assombrir, dissimuler. Elle fait neiger toute la blancheur du monde, quitte à éliminer la moindre trace de couleur, de souvenir, du passé. Sur ces routes, dans ces maisons, il n'y a pas d'hier, d'ensuite ou d'à présent. Même si à une époque, quelque chose a habité ses espaces, ces vies. Puis un jour s'en est allé ».
Emportée par ce roman dont la lecture est addictive, très surprise par l'âge de l'auteur alors que ce texte recèle une belle maîtrise, «
La douleur fait naître l'hiver » est une heureuse découverte. Je remercie chaleureusement Babélio et les éditions
Buchet Chastel pour l'envoi de ce roman que je ne suis pas prête d'oublier !