°°° rentrée littéraire 2020 #20 °°°
Immersion immédiate dans la rugosité arctique de l'île de Vardø, dans le Finnmark, aux confins de la Norvège en 1617. Les premières pages, saisissantes et inquiétantes, laissent planer un malaise qui ne se dissipera jamais : le rêve prophétique d'une jeune fille, elle s'accroche à une baleine échouée sur une plage pendant que l'animal, encore vivant, est dépecé, son oeil plongé dans celui de Maren.
L'intrigue, inspirée d'une histoire vraie, est excellente et l'auteur exploite parfaitement son potentiel romanesque. Une tempête phénoménale éclate pendant que les hommes de Vardø sont partis pêcher, décrite au plus près des corps et des sensations. Aucun n'y survivra. Les femmes doivent gérer seules la pêche et la construction en plus des travaux domestiques habituels ... jusqu'à ce que le roi Christian II introduise en Norvège des lois contre la sorcellerie visant particulièrement le peuple autochtone des Samis, jusqu'à ce que débarque à Vardø un délégué du gouverneur envoyé pour remettre de l'ordre, dans cette société de femmes, accompagné de sa jeune épouse.
Le casting de personnages est puissant et complet : on a Maren, la jeune fille intelligente et ouverte, l'émancipée presque féministe ( si ce n'était anachronique ) prête à braver les interdits de la société patriarcale, la jeune étrangère bourgeoise complètement décalée dans cette société austère et pauvre, la bruyante dévote malintentionnée, la Sami qui nourrit les préjugés, et bien sûr le terrifiant délégué, un chasseur de sorcières expérimenté. C'est assez manichéen, il manque sans doute quelques nuances de gris dans ces personnages, mais le procédé est tellement efficace et emporte tellement l'empathie que le lecteur marche à fond !
En fait, tous les ingrédients sont là pour que cette lecture soit captivante : des personnages forts, des décors spectaculairement rudes, une atmosphère historique tendue très bien rendue, une grande richesse de détails pour décrire la vie quotidienne dans cette région isolée du cercle arctique, une écriture soignée et précise. Et un engagement féministe en faveur de l'émancipation des femmes qu'on ne peut qu'applaudir.
Le récit, très clair, tient en haleine. le souffle romanesque est bien là, porté par des passages vraiment remarquables, surtout lorsque le point de vue passe à Ursa, la jeune épouse du délégué. C'est le personnage le plus intéressant car le moins linéaire, celui dont les lignes bougent au contact de l'autre héroïne, Maren. le récit de sa nuit de noces qui sonne le glas de ses rêves de jeune fille est juste admirable dans sa façon de restituer le chamboulement douloureux de sa psyché tout comme les sensations du corps meurtri.
Mon seul bémol se porte sur la tournure que prend la relation entre Maren et Ursa, pas nécessaire tant le récit a suffisamment de caractère et de vie pour ne pas le surcharger d'une émotion supplémentaire qui brouille quelque peu sa remarquable âpreté. Mais peu importe,
Les Graciées est une excellente fiction historique, très opportune, qui résonne de façon très contemporaine en dénonçant le danger d'être emporté dans un tourbillon de démagogie, à connotation religieuse ou pas. J'ai souvent songé au travail de
Tracy Chevalier - en plus musclé – avec ces personnages féminins emportés dans une quête de liberté.
A noter que l'île de Vardø abrite la dernière oeuvre de la grande
Louise Bourgeois, un mémorial réalisé avec l'architecte
Peter Zumthor pour rappeler la chasse aux sorcières qui s'est abattue ici au XVIIIème siècle.