Voilà un roman âpre et oppressant porté par un souffle romanesque intense, un coup de coeur, une lecture qui me hante encore quelques jours après sa fin, me laissant aux prises avec le malaise diffus qu'elle a su propager en même temps que sa beauté étrange et sa brutalité.
Sang et sel. Coups et blessures d'une histoire glaçante inspirée d'un fait réel.
1617. Confins de la Norvège.
Pelotonnée sous sa maigre couverture, Maren rêve.
Songe d'une baleine s'échouant sur la grève à laquelle la jeune fille s'accroche comme si sa vie en dépendait, d'une baleine que les hommes soudain viennent dépecer avant même sa mise à mort. Vision du regard vitreux de l'animal supplicié se noyant dans celui, plus éperdu encore, de la frêle jeune fille.
Maren rêve pendant qu'au large de son île, l'île de Vardo, la tempête se lève, éclate et engloutit soudain les hommes du village partis pêcher. Aucun n'en réchappera.
Après les pleurs et la sidération, les femmes n'ont d'autres choix que celui de se débrouiller seules pour vivre, survivre même. Il faut réparer les maisons que la tempête a détruites, sortir les bateaux pour pêcher, saler la viande de renne, tanner le peau de ces derniers et faire des couvertures de leurs fourrures. Rien n'est simple, pourtant les femmes s'en sortent tant bien que mal dans cette cage à ciel ouvert, cernée par l'eau et la glace. Elles auraient pu couler des jours presque paisibles si le roi Christian II ne s'était pas lancé à corps perdu dans une croisade contre la sorcellerie condamnant pêle-mêle les femmes qui sortiraient du droit chemin et les Sami, peuple autochtone, riches de traditions chamaniques, de conversations avec le vent et de mélopées lancinantes destinées à accompagner les défunts dans l'autre monde. Sur l'île, les rituels "païens" se mêlent à la foi chrétienne avec plus ou moins de remous. Deux clans se forment bientôt: celui des femmes confites en dévotion contre celui des libres-penseuses, que leur carcan étouffe. Maren est du second, d'autant plus résolument que sa belle-soeur est sami.
A des kilomètres de là, Ursa s'apprête à quitter les siens pour épouser un austère pasteur, Absalom Cornet. Ce dernier, chasseur de sorcières déclaré et dévoré par une foi aussi brûlante que fanatique, va mener sa toute jeune épouse jusqu'à Vardo.
Lentement mais sûrement le piège se referme comme un étau sur les prisonnières mais elles ne le savent pas encore.
L'air va venir à manquer et les bûchers se dressent, écrasants.
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Les Graciées" est un remarquable roman historique doublé d'une très belle et émouvante histoire d'amour, d'autant plus bouleversant qu'inspiré, comme écrit plus haut, d'un fait avéré. La narration est en elle-même un tour de force: tendue, subtile, elle distille son poison lentement, insidieusement, araignée tissant sa toile, jusqu'au point de non-retour, jusqu'à la suffocation. On est happé, piégé à l'instar de Maren, d'Ursa et de Dinna; capturé, ravi par cette atmosphère âpre, angoissante qui a fini par me terroriser et me faire mal au ventre.
En outre, il met en scène de très beaux personnages féminins, puissants et romanesques auxquels on s'attache, ce qui décuple le sentiment d'empathie éprouvé à la lecture de ce texte sensuel et d'une poésie un peu sauvage. A titre personnel, j'ai eu un faible marqué pour Ursa qui est pour moi le personnage le plus abouti du roman, le plus complexe, le moins manichéen et le plus réaliste sans aucun doute.
Il faut encore évoquer le féminisme qui nimbe le texte, cet arrière plan historique fascinant quoiqu'inquiétant pour parachever le tableau des Graciées dont on pardonne aisément un certain manichéisme tant ses qualités dépassent ce défaut et subliment ce qu'il a à dire.
Un grand et beau roman, dans la veine des meilleurs ouvrages de
Tracy Chevalier (en ce qui me concerne, ils sont trois à pouvoir concourir dans cette catégorie) en plus intense, à lire pour les amateurs de romans historiques, pour les cinéphiles qui auraient été bouleversés par la fascinante adaptation de "The Crucible" par Nicholas Hytner en 1996, pour les rebelles et les idéalistes, pour les amateurs d'amours impossibles, pour les féministes et les autres aussi, pour les amateurs de boxe et de côtes sauvages, pour et en mémoire de tous ceux qui ont un jour péri sur le bûcher du fanatisme et de l'intolérance.
Uppercut pour lecture hallucinée, parole de sorcière.