L'élément de prédation indispensable à la survie de l'écosystème a disparu depuis plusieurs siècles, depuis que les hommes ont traqué et supprimé tous les loups, jusqu'à l'extinction de la population. C'était une énorme boulette. Les écosystèmes ont besoin de superprédateurs parce qu'ils sont à l'origine de changements écologiques considérables qui se répercutent sur la chaîne alimentaire. Dans notre jargon, nous appelons ce phénomène les "cascades trophiques". Leur réintroduction modifiera le paysage de manière positive : la faune sauvage disposera d'un nombre croissant d'habitats, la nature du sol sera de meilleure qualité, il y aura moins de crues et d'inondations, les émissions de co² seront neutralisées. Des animaux de toutes tailles et de toutes espèces reviendront vivre sur ces terres.
Je n'ai jamais aimé me déplacer en voiture la nuit parce que ce monde si vigoureux ressemble alors à une chose béante et vide. Si je m'arrêtais pour m'y enfoncer à pied, ce serait un tout autre monde, rempli de frémissements de vie, de clignements d'yeux fluorescents et de cavalcades de pattes minuscules dans les fourrés.
L’été est arrivé et la nature s’offre au soleil, s’épanouit sous sa chaleur. La canopée et le sol ont verdi et captent la lumière dessus et dessous. La bruyère écossaise a envahi les champs et les collines, déroulant un tapis d’un mauve éclatant moucheté de cramoisi. Le ciel, lui, ne semble pas concerné par la saison estivale : il tire encore vers le gris et le blanc et déverse encore des seaux d’eau tandis qu’une brume inquiétante plane encore sur les environs. Me revient à l’esprit le regard de Duncan sur ce paysage, si vaste qu’il vous engloutit, si beau et si sauvage qu’il peut rendre fou celui qui n’est pas taillé à sa mesure. Je commence à le sentir qui pénètre en moi.
J’étudie les cartes cognitives dessinées par les loups sur leurs territoires. Ils se transmettent ces cartes géographiques et temporelles de génération en génération et connaissent si intimement leur domaine que chacun de leurs déplacements est programmé. Les loups ne se baladent pas au hasard. Ils bougent dans un but précis et ils apprennent à leurs petits à reproduire le même schéma. Ils se partagent des images mentales.
— Comment ils s’y prennent ?
— En hurlant. Leurs cris dessinent des tableaux.
Si vous pensez réellement que les loups sont des bêtes sanguinaires, c'est que vous êtes aveugle. Parce que c'est nous qui sommes comme ça. C'est nous qui tuons les gens, les enfants. C'est nous les monstres.
Au bout d'un moment, il demande :
— Ils sont déjà en liberté ?
— Pas encore. Mais c'est l'objectif.
—Je vais dire aux habitants du village d'enfermer leurs femmes et leurs filles. Les grands méchants loups seront bientôt lâchés.
Je rencontre son regard.
— À votre place, j'aurais plutôt peur que les femmes et les filles aient envie de s'enfuir avec les loups.
- On apprend aux hommes qu'ils doivent tout contrôler mais la société moderne ne cautionne plus ce modèle, alors quelques-uns d'entre eux ont l'impression que les choses leur échappent et ils vivent ça comme une humiliation. Ca les rend d'abord fous de rage puis violents.
- A bas le patriarcat ! claironne Amelia.
Combien de femmes vont encore mourir sous les coups de leur compagnon avant qu'on réagisse ?
- Tu aimes les arbres ?
- J'aime le bois coupé.
La déception froisse mon visage.
- C'est beau, le vrai bois, se défend-il.
- Mais bien sûr. C'est très carcasse chic.
- Ecoutez-moi les filles, chacun de nous doit faire un petit effort pour freiner le dérèglement climatique et stopper la dégradation de notre planète. Pour ça, il faut réduire au maximum notre impact et vivre sur cette Terre aussi légèrement que possible. Nous ne sommes pas là pour consommer jusqu'à ce que tout soit foutu. Nous sommes des gardiens, pas des proprirétaires.