Des hommes

Plus le temps passe, plus il se répète sans pouvoir se raisonner que lui, s’il était Algérien, sans doute il serait fellaga. Il ne sait pas pourquoi il a cette idée, qu’il veut chasser très vite, dès qu’il pense au corps du médecin dans la poussière. Quels sont les hommes qui peuvent faire ça. Pas des hommes qui font ça. Des hommes. Il se dit pourtant parfois que lui serait un fellaga. (p. 202)

Il se demande si une cause peut être juste et les moyens injustes.Comment c'est possible de croire que la terreur ménera vers plus de bien.

Nicole, tu sais, on pleure dans la nuit parce qu'un jour on est marqué à vie par des images tellement atroces qu'on ne sait pas se les dire à soi-même.

Il se demande si une cause peut être juste et les moyens injustes. Comment c'est possible de croire que la terreur mènera vers plus de bien.

Je voudrais voir si l'air est aussi bleu que dans mes souvenirs. Si l'on mange encore des kémias. Je voudrais voir quelque chose qui n'existe pas et qu'on laisse vivre en soi, comme un rêve, un monde qui résonne et palpite, je voudrais, je ne sais pas, je n'ai jamais su, ce que je voulais, là, dans la voiture, seulement ne plus entendre le bruit des canons ni les cris, ne plus savoir l'odeur d'un corps calciné ni l'odeur de la mort - je voudrais savoir si l'on peut commencer à vivre quand on sait que c'est trop tard.

Mais non, c'est idiot, ça ne peut pas être comme ça. Il se reproche de toujours imaginer les choses de la même façon, de cette façon où toujours il est humilié, ramené plus bas que terre, comme si c'était toujours là où il devait finir, comme une loque, comme un rien, moins que rien ; et cette fois il ne veut pas.
D'ailleurs, non, il n'a jamais voulu.
Et il ne se laissera pas faire.

C'est que la voix de Mireille résonne dans sa tête, comme toutes les promesses qu'on se fait à voix douce, tranquillement, comme si l'on ne parlait que du beau temps et des roucoulades pour se plaire, pour se séduire. Mais non, ça, c'est déjà fait, on est déjà ailleurs. Avec Mireille on a parlé d'aller vivre à Paris, et même sans le dire vraiment, de se marier.

On l’avait vue avec la lumière jaune auréolant son corps sous l’ampoule et la véranda, son châle sur les épaules et les bras serrés contre sa poitrine, elle qui nous regardait et sans doute ne nous voyait même pas, déjà loin dans ses pensées, ses craintes, son attente, et qu’on aura laissé seule avec cette nuit trop vaste devant elle, lorsqu’elle s’est résignée à rentrer et à éteindre la lumière de dehors, puis à verrouiller sa porte.

J’entendais encore cette phrase et déjà, à ce moment-là, j’ai ressenti en moi s’affaisser, s’enliser, s’écraser toute une part de moi, seulement cachée ou calfeutrée, je ne sais pas, endormie, et cette fois comme dans un sursaut elle s’était réveillée, les yeux grands ouverts et le front soucieux, la tête lourde, cette vieille carcasse endormie dans ma tête quand je me suis demandé pourquoi cette phrase-là avait surgi et avait fait un tel bond dans ma poitrine - parce que le mouvement du coeur je l’ai senti comme l’angoisse d’attendre, attendre encore un rendez-vous, un moment comme un jour d’examen, et la colère aussi, ce scandale aussi, en moi, de vouloir les faire taire, eux.

"Dans la voiture, après, lorsque nous sommes rentrés, le seul moment où nous avons parlé, Nicole et moi, c'est lorsque je me suis emporté contre Solange, à cause de cette pensée que j'ai eue, cette idée : attends, elle est allée chercher des lettres, des lettres qu'il lui a écrites, depuis des années.
Pendant des années il a écrit à Solange.
Et quand il est revenu, je veux dire, quand il est revenu, quinze ans après tout le monde, ça a été comme si pour lui la guerre venait juste de se terminer. Parce que je me souviens aussi de comment les uns après les autres on est revenus. Et aussi de comment, très vite, tous, nous nous sommes remis à travailler pour ne plus y penser, et seulement reprendre la vie avec une drôle de frénésie, tellement on était contents d'en finir avec les régions pourries, la chaleur, la soif, la poussière, la lessive improvisée dans le fond du casque, [...]"
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