Il pense à son père et à sa mère qui mettaient leurs mains devant leurs bouches de bébés, lui a-t-on répété, à lui et à ses frères et soeurs aussi, lorsque tout le hameau abandonnait les fermes pour se cacher dans les trous creusés par les obus et qu'on entendait les pas des Allemands tout près. Il pense à ce qu'on lui a dit de l'Occupation, il a beau faire, il ne peut pas s'empêcher d'y penser, de se dire qu'ici on est comme les Allemands chez nous, et qu'on ne vaut pas mieux.
Il pense aussi qu'il serait peut-être harki, comme Idir, parce que la France c'est quand même bien, se dit-il, et puis que c'est ici aussi la France, depuis longtemps. Et que l'armée c'est un métier comme un autre, sur ça Idir a raison, être harki c'est faire vivre sa famille alors que sinon elle crèverait de faim;
Mais il pense aussi que peut-être tout ça est faux. Qu'il ne faudrait croire personne. Qu'on ment partout. Il pense depuis toujours qu'on lui ment. Quelque chose qui ment. Partout. Jusqu'à lui donner l'envie de vomir et de retourner tout ce qui est monde devant lui. Il a presque envie de pleurer. Il ne sait pas pourquoi. Pourquoi le cafard et la mélancolie.
page 202.
Nos fantômes s’accumulent et forment les pierres d’une drôle de maison dans laquelle on s’enferme tout seul.
je voudrais savoir si l'on peut commencer à vivre quand on sait que c'est trop tard.
... ne plus entendre le bruit des canons ni les cris, ne plus avoir l'odeur d'un corps calciné ni l'odeur de la mort - je voudrais savoir si l'on peut commencer à vivre quand on sait que c'est trop tard (dernière phrase du livre).
Et moi, à ce moment-là, j'ai pensé qu'il faudrait bouger le moins possible tout le temps de sa vie pour ne pas se fabriquer du passé, comme on fait, tous les jours; et ce passé qui fabrique des pierres, et les pierres, des murs.
Parce que, ici, les femmes sont des souvenirs cachés dans des portefeuilles où l'on a remisé les bals du samedi soir, les fiancées serrées très fort, une chaleur de printemps, et alors c'est la douleur lancinante du désir, d'un désir qu'on chasse en rigolant.
Je voudrais voir quelque chose qui n’existe pas et qu’on laisse vivre en soi, comme un rêve, un monde qui résonne et palpite, je voudrais, je ne sais pas, je n’ai jamais su, ce que je voulais, là, dans la voiture, seulement ne plus entendre le bruit des canons ni les cris, ne plus savoir l’odeur d’un corps calciné ni l’odeur de la mort - je voudrais savoir si l’on peut commencer à vivre quand on sait que c’est trop tard.
Il se demande si une cause peut être juste et les moyens injustes. Comment c'est possible de croire que la terreur mènera vers plus de bien.
-je voudrais savoir si l'on peut commencer à vivre quand on sait que c'est trop tard.
Un soldat, ça y est, tu es un soldat, presque, pas tout à fait : tu as encore un nom mais bientôt tu ne seras plus que le numéro sur ta plaque autour du cou, sur le métal qui brûlera ta peau, parfois, lors des après-midi trop chauds, ou au contraire sera trop froid ; la plaque que tu n’oublieras pas, ton premier cadeau de l’armée. Sur le métal, deux numéros séparés par des trous en pointillé. Et si tu meurs, soldat, un morceau sera découpé par celui de tes copains qui aura eu plus de chance que toi, et un gendarme le portera avec tout ce qui restera de toi à la famille.