Quel curieux livre est-ce là! Curieux surtout de le relire un quart de siècle après le suicide de
Jacques Laurent, encore plus curieux de le relire un demi-siècle après sa rédaction (il existe visiblement deux versions, la seconde remaniée pour des coquetteries. La mienne est bien celle de 1976).
Pourquoi, curieux? Parce que
Jacques Laurent nous apparaît moins comme le biographe de sa propre vie que comme un personnage de roman immergé dans une situation qu'il croit comprendre et qu'il ne comprend pas, mais que nous, nous comprenons à présent avec le recul, avec la vision d'ensemble que nous avons acquise sur le XXe siècle et surtout sur la Mitterrandie, sur les liens organiques de ce régime avec Mai 68, événement lui-même étroitement lié à une opération de déstabilisation orchestrée par le C.I.A., et bien détaillée entre autres par
Morgan Sportès ou
Annie Lacroix-Riz. Opération qui, rappelons-le, exploitait à fond les connivences anti-gaulliennes héritées du pétainisme.
Jacques Laurent ne voit pas que Mai 68 est la matrice de la gauche caviar américanisée, de cette maffia germanopratine qui est le noyau de l'électorat mitterrandien. Il ne voit pas que Mitterrand, qui avait personnellement demandé (par écrit) la francisque à Pétain pour son efficacité en qualité de "secrétaire d'Etat chargé de l'information (de la propagande de Vichy)", est un fou mû par une monomanie délirante: détruire la Cinquième République parce qu'elle est l'oeuvre de de Gaulle qui l'a traité sans plus d'égard que n'importe quel opportuniste à la Libération. Il la détruira en effet par le haut à partir de 1981. Et la France avec. Car la Ve, c'était la France.
Mais Mitterrand arrive à circonvenir
Jacques Laurent, comme il parvient à circonvenir
Antoine Blondin, comme il parvient - plus improbable encore! - à circonvenir
René Fallet qui scande "élections, piège à cons" depuis ses douze ans. Pour une fois que Fallet votait... Rien ne pouvait donner plus de substance à son vieux slogan anarchiste.
En octobre 1981, une semaine avant les élections présidentielles,
Jacques Laurent dîne avec Mitterrand et les apparatchiks de la Mitterrandie, Badinter en tête. Laurent se plaint d'être toujours qualifié d'écrivain de droite et demande pourquoi. "Parce que vous avez travaillé pour Vichy et que vous étiez pour que l'Algérie reste française", lui répond
Robert Badinter. Mitterrand et lui échangent, paraît-il, un regard amusé :
Jacques Laurent semble persuadé de partager le même passé que Mitterrand. Pourtant ce n'est là qu'une illusion parfaitement spécieuse. Ils ne sont pas compromis dans les mêmes choses et n'ont pas du tout le même tempérament.
A Vichy,
Jacques Laurent n'était pas fonctionnaire à la propagande collaborationniste, contrairement à Mitterrand. Et s'il était pour l'Algérie française, il n'a jamais proclamé comme Mitterrand: "La seule négociation, c'est la guerre!" Jamais
Jacques Laurent, contrairement à Mitterrand, n'aurait légalisé l'usage de la torture en Algérie, jamais
Jacques Laurent, contrairement à Mitterrand, n'aurait fait guillotiner 45 membres du FLN "pour l'exemple". Les ressemblances sont donc très superficielles, mais ce qui est étonnant, c'est que
Jacques Laurent, si subtil pourtant, s'y laisse prendre.
Ce qui est étonnant, c'est que
Jacques Laurent ne voie pas que Mitterrand va précisément oeuvrer pendant ses deux septennats désastreux à la destruction de tout ce qu'il aime, de tout ce qu'il défend, qu'il va instaurer tout ce qu'il méprise, tout ce qu'il exècre, à commencer par la dictature de cette maffia germanopratine de gauche caviar, totalement américanisée, hors-sol, vendue au néo-libéralisme qui, d'ailleurs, fait de lui un paria dans les colonnes de Libération ou du Monde...
Piégé par des souvenirs idéalisés, il croit se rappeler les riches heures de la Brasserie Lipp, il croit... au père Noël. Et tout cela sur un ton désabusé, faussement cynique.
Jacques Laurent est un romantique. C'est bien un personnage
De Stendhal. Et, peut-être, c'est le plus beau compliment qu'on puisse lui faire et que je lui adresse, dans l'au-delà où sûrement il s'amuse plus qu'ici bas.