Est-ce que la paix a jamais été réelle, a jamais existé ? Est-ce qu'il fut un temps où les hommes étaient libres ? Libres de leurs gestes, de leur temps, de leurs rêves, de leurs pensées ?
Dans ces forêts d'Argonne où ne cheminent plus les hardes silencieuses, où les arbres ne sont que squelettes de bois, ne portant plus feuilles, ne murmurant plus réponse au vent, dans ces bois où les oiseaux ont fui, seule la boue chuinte, hurle, agrippe et ensevelit.
Cette matière indomptable à l'image de l'Histoire qui s'écrit mot à mot au milieu de ces compagnies, de ces bataillons, s'approprie les corps, pénétrant les vêtements, autant qu'elle s'immisce dans les esprits, paralysant les pensées et les espoirs. Quand ces hommes espèrent le froid, c'est pour s'échapper d'elle, de sa gangue possessive pour mieux embrasser le mordant de la gelée, la douceur froide, tranchante, et trompeuse de la neige ou du grésil qui ajoutent à leurs souffrances.
Ils sont milliers mais ne sont qu'un : celui qui peine sous la charge du havresac, celui qui tremble des heures à venir, celui qui regarde angoissé l'éphémère protection des parapets, celui qui s'envole auprès des êtres aimés sans savoir quand il les serrera à nouveau dans les bras, sans savoir même s'il lui sera permis à nouveau de le faire...
Ils attendant au rythme des jours et surtout des nuits, ils espèrent la relève, ils redoutent le retour aux tranchées, ils observent les obus qui strient le ciel, les balles meurtrières qui viennent sans bruit à leurs oreilles fracassées et ôtent la vie du voisin, du compagnon, de celui avec qui ils venaient juste de partager une cigarette pour tromper le temps, le froid. Ils ont faim quand l'escarpement, la boue et l'alerte éloignent les cuisines, quand la chaleur ne leur sera pas offerte encore cette fois, quand il faut attendre encore...
Maurice Genevoix dit avec beaucoup de pudeur ce qu'ont été ces premières heures du conflit le plus meurtrier du pays, durant ces mois qui séparent son engagement de sa blessure aux Eparges.
S'il dit l'attente, il dit la misère des conditions de celle-ci, le froid, la boue, accentuant l'évidence de la fragilité déjà extrême des existences. S'il dit la montée au front, il parle des ordres absurdes ou insensés que l'agent de liaison dépose devant lui au risque de sa vie, tout autant que ses camarades de tranchées.
Maurice Genevoix ne juge pas, ne s'apitoie pas, décrit sans grandiloquence ces quelques mois. S'il insiste, c'est sur la résignation qui se faufile et gagne tous les esprits, résignation à obéir autant qu'à accepter que le doigt de la mort désigne le prochain à s'effacer...
Les pages bouleversantes de cette offensive que l'on sait, au début du récit, imminente sont de celles qui accrochent le coeur, de celles qui labourent les âmes. Ces hommes deviennent nôtres dans leurs souffrances, dans la fatalité qui les guide. Beaucoup tombent, peu reviennent et s'ils ont cette destinée, ils ne peuvent s'empêcher de penser que le sort distribue au hasard, à chacun sans distinction, à celui-là la vie encore pour combien de temps, à cet autre une agonie terrifiante pour lui et ceux qui l'entendent appeler.
Les mots de
Maurice Genevoix sont tissés d'acuité, même s'il s'est battu avec courage, faisant preuve de beaucoup d'empathie envers ses hommes, de cette solidarité qui guide pas et décisions, il n'en reste pas moins lucide sur l'ineptie des actes et des combats de ses hommes éreintés et anéantis de fatigue et de désillusion, trop intimes de cette mort qui s'identifie comme leur plus proche compagne.
L'absurdité des guerres est une évidence mais plus encore ce conflit qui s'incarne en un chaos monstrueux, broyant les existences, amputant les corps et les âmes, réinventant les vies désormais autres. Devant tant de souffrance, tant de cris silencieux de ces êtres parcourant les tranchées pour monter au front, obligation nous est faite de nous imprégner de ce livre pour dire un respect, pour garder leurs visages dans les pensées, pour ne pas oublier cette génération offerte au sacrifice. Celui-là choisi justement parce que le style dit dans sa simplicité l'existence réelle de ceux qui ont foulé ces terres et ces bois en ce premier hiver du conflit, celui-là parce qu'il parvient si bien à nous faire épeler le mot "Paix".
Maurice Genevoix a écrit d'autres récits souvent portés par une évocation essentielle de la nature, des bois, de ceux qui les animent, de ceux qui en sont le frémissement de vie – chevreuils, oiseaux ou arbres... Sans doute, est-ce la plume d'un être qui avait contemplé l'extrême cruauté des hommes et qui ne parvenait à la chasser de son esprit, qui traçait les mots de ces histoires fabuleuses emplies du sentiment si précieux de la paix.