Quelle place pour notre humanité en temps de guerre ? François Lecointre, ancien chef d'état-major des armées, revient sur sa carrière de militaire et s'interroge notamment sur la question de l'honneur, lorsqu'on est confronté au pire dans son livre "Entre guerre". Dans son récit autobiographique, l'ancien soldat y retrace ses dilemmes, ses doutes, ses peurs à travers ses expériences de guerre en Arabie Saoudite, en Irak, en Somalie, au Rwanda, à Djibouti ou à Sarajevo. Commentant l'expression de Maurice Genevoix, "l'expérience incommunicable de la guerre", l'ancien chef d'état-major revient sur le statut de soldats et la vision qu'à la population de ces derniers, paraissant surprise qu'ils puissent éprouver les mêmes émotions et peurs qu'elle. Pourtant, comme il le souligne, des efforts sont faits aujourd'hui et on s'intéresse aux conséquences de la guerre sur la santé mentale des soldats, notamment à travers les troubles post-traumatiques. C'est avant tout cette expérience humaine que François Lecointre a souhaité coucher sur papier dans son autobiographie. "Je m'arrête sur cette expérience très intense de jeune officiel, qui au milieu de ses soldats, vit ce condensé d'humanité", a-t-il expliqué sur le plateau faisant par exemple référence aux questionnements sur les objectifs de la mission, une interrogation qui revient régulièrement dans la tête des soldats qui doivent faire face à la mort.
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Pitié pour nos soldats qui sont morts! Pitié pour nous vivants qui étions auprès d’eux, pour nous qui nous battrons demain, nous qui mourrons, nous qui souffrirons dans nos chairs mutilées! Pitié pour nous, forçats de guerre qui n’avions pas voulu cela, pour nous tous qui étions des hommes, et qui désespérons de jamais le redevenir.
Au temps de mon adolescence, la Loire était vive en nageoires, en belles et franches espèces indigènes.
On a laissé se galvauder, s'enverminer ce gentil peuple.
Pollutions, négligences, expériences inconsidérées ?
En tous cas le résultat est là ...
Pitié pour nos soldats qui sont morts! Pitié pour nous vivants qui étions auprès d'eux, pour qui nous nous battrons demain, nous qui mourrons, nous qui souffrirons dans nos chairs mutilées! Pitié pour nous, forçats de guerre qui n'avions pas voulu cela, pour nous tous qui étions des hommes, et qui désespérons de jamais le redevenir.
Et je me demandais avec un affreux serrement de cœur, en regardant cette foule harassée, ces reins ployés, ces fronts inclinés vers la terre, lesquels de ces enfants habillés en soldats portaient déjà, ce soir, leur cadavre sur leur dos.
Mais, à mesure que l'âge vient, le train des jours se précipite et chacun d'eux, de leurre en leurre, nous emporte dans un songe agité d'où l'on se réveille, un matin, lucide enfin mais septuagénaire.
En mes jeunes années, j’avais lié amitié avec un homme de la forêt, un de ces doux sauvages dont les rouliers se gaussent à l’auberge, parce qu’ils n’ont pas réussi à se déprendre de leur enfance.(…) Ils sont restés pareils à des enfants, préservés des morts silencieuses qui flétrissent le cœur des vivants, fils du printemps encore quand l’hiver neige sur leurs cheveux.
D’autres que j’ai connus aussi, se défendaient par d’humbles moyens, l’innocence, la pauvreté, la bonté. J’en sais un pauvre entre les pauvres, qui cachait jalousement un trésor au fond d’un tiroir. On y lisait : "Ce matin, la première hirondelle. Nous l’avons espérée longtemps." Ou encore : "Sur les trois heures de la nuit, j’ai entendu un vol d’oies sauvages. C’est bien tôt dans la saison. Nous allons souffrir de grands froids." Presque à chaque page, des fleurs séchées, des plumes d’oiseaux, des signets de mémoire qui marquaient quarante années d’une vie.
J’aurais traversé le siècle sans avoir éludé jamais les épreuves qu’il me réservait, celles qui nous sont à tous communes et les miennes propres, respectivement si dures à chacun. La loi commune, l’adolescence venue, a requis et pétri l’enfant que j’avais été à des fins qui n’étaient pas les siennes. Et cependant, au fond de lui, presque éteinte, toujours vivace, une petite lueur veillait que la bonace eût peut-être éteinte, mais que la tourmente et l’orage ont ranimée inextinguiblement. Pour l’homme que j’ai été, chaque fois qu’il l’a fallu, c’est la mort qui, soulevant le voile, a ramené son cœur et ses yeux vers la vie. C’est son intercession qui m’a rendu au monde intemporel, celui des « longs échos qui de loin se répondent », des « forêts de symboles » familières au pays de Baudelaire, d’Apollinaire et de Nerval.
Il y a plus d’une place dans la maison du Père. Roger Caillois, peu de jours avant de mourir, comme il lui était demandé « quelle image il aimerait que l’on gardât de son œuvre et de lui », répondait : celle d’un poète, et qui ose dire « je ne parle qu’en mon nom mais comme si chacun, dans mes mots, s’exprimait autant que moi » ; d’un poète qui ose dire : « Je m’adresse à un interlocuteur invisible, de façon telle que chacun peut avoir l’illusion que mes mots ne s’adressent qu’à lui. »
Couché sur une civière, dans le réduit encombré d’outils et de planches, Sicot a gardé les yeux ouverts.
A la lueur d’une chandelle qui est là, sa face exsangue semblerait morte, n’était ses yeux toujours vivants. Il me voit, me reconnaît, et sans rien dire, pendant que je regarde, il pleure à grosses larmes lentes d’être sûr qu’il va mourir.
« A revoir, Sicot… tu seras ce soir à l’hôpital de Verdun… On y est bien… Il y a des toubibs épatants… »
Les larmes roulent, de ses yeux déjà éteints.
Sous la montée brillante des larmes, ses prunelles ne vivent plus que d’une dernière clarté : la certitude et la tristesse de mourir.
Il fallait bien sortir de cette petite casemate, ne plus voir ce corps étendu, cette force jeune, cette simple bonté, tout cela qui était Sicot, et qui mourait lentement, depuis le claquement grêle d’une balle au bord de l’entonnoir 7.
Au lieu de suivre le bord de la Loire, j’avais marché à l’opposé du fleuve vers une pinède ou je savais trouver le silence grave, la lumière doucement amortie qui me mettrait quelque apaisement au cœur.
La mousse feutrait le sable du chemin que je suivais. De part et d’autre la foule des pins sylvestres espaçait ses hautes colonnades d’un rose ardent peu à peu mauvissant sur les profondeurs bleues du sous-bois.
Le silence même et sérénité. L’essor brusque d’un ramier dans les cimes, le déboulé d’un garenne or d’un roncier, le saut rebondissant d’un écureuil dans la perspective de l’allée s’intégrait parfaitement à se silence et à sa paix.
Quarante heures que nous sommes dans un fossé plein d'eau. Le toit de branches, tressé en hâte sur nos têtes et calfeutré de quelques brins de paille, a été transpercé en un instant par l'ondée furieuse. Depuis, c'est un ruissellement continu autour de nous et sur nous (...) A présent, il fait jour. Nous venons de manger des morceaux de viande froide, mouillée, affadie, aussi quelques pommes de terre vertes trouvées dans un champ et qui ont cuit un peu sous les cendres. On nous a annoncé la relève pour ce soir. Moi je ne l'espère plus. Je ne sais plus. Nous sommes là depuis un très long, très long temps. On nous a mis là ; on nous y a oubliés. Personne ne viendra. Personne ne pourra nous remplacer à la lisière de ce bois, dans ce fossé, sous cette pluie. Nous ne verrons plus de maisons avec les claires flambées dans l'âtre, plus de granges bien closes où le foin s'entasse et ne mouille jamais. Nous ne nous déshabilleront plus pour délasser nos corps et les délivrer de cette étreinte glacée. Et d'ailleurs, à quoi bon ? Mes vêtements englués de boue, mes bandes molletières qui broient mes jambes, mes chaussures brûlées et raides, les courroies de mon équipement, est-ce que tout cela maintenant ne fait pas partie de ma souffrance ? Cela colle à moi. L'eau, qui a pénétré jusqu'à ma peau d'abord, coule maintenant dans mes veines. Maintenant je suis une masse boueuse, et prise par l'eau, et qui a froid jusqu'au plus profond d'elle, froid comme la paille qui nous abritait et dont les brins s'agglutinent et pourrissent, froid comme les bois dont chaque feuille ruisselle et tremble, froid comme la terre des champs qui peu à peu se délaye et fond.
Maurice Genevoix, Ceux de 14, sous Verdun, ch. V