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Citations sur Ceux de 14 (107)

Et je me demandais avec un affreux serrement de cœur, en regardant cette foule harassée, ces reins ployés, ces fronts inclinés vers la terre, lesquels de ces enfants habillés en soldats portaient déjà, ce soir, leur cadavre sur leur dos.
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Quarante heures que nous sommes dans un fossé plein d'eau. Le toit de branches, tressé en hâte sur nos têtes et calfeutré de quelques brins de paille, a été transpercé en un instant par l'ondée furieuse. Depuis, c'est un ruissellement continu autour de nous et sur nous (...) A présent, il fait jour. Nous venons de manger des morceaux de viande froide, mouillée, affadie, aussi quelques pommes de terre vertes trouvées dans un champ et qui ont cuit un peu sous les cendres. On nous a annoncé la relève pour ce soir. Moi je ne l'espère plus. Je ne sais plus. Nous sommes là depuis un très long, très long temps. On nous a mis là ; on nous y a oubliés. Personne ne viendra. Personne ne pourra nous remplacer à la lisière de ce bois, dans ce fossé, sous cette pluie. Nous ne verrons plus de maisons avec les claires flambées dans l'âtre, plus de granges bien closes où le foin s'entasse et ne mouille jamais. Nous ne nous déshabilleront plus pour délasser nos corps et les délivrer de cette étreinte glacée. Et d'ailleurs, à quoi bon ? Mes vêtements englués de boue, mes bandes molletières qui broient mes jambes, mes chaussures brûlées et raides, les courroies de mon équipement, est-ce que tout cela maintenant ne fait pas partie de ma souffrance ? Cela colle à moi. L'eau, qui a pénétré jusqu'à ma peau d'abord, coule maintenant dans mes veines. Maintenant je suis une masse boueuse, et prise par l'eau, et qui a froid jusqu'au plus profond d'elle, froid comme la paille qui nous abritait et dont les brins s'agglutinent et pourrissent, froid comme les bois dont chaque feuille ruisselle et tremble, froid comme la terre des champs qui peu à peu se délaye et fond.

Maurice Genevoix, Ceux de 14, sous Verdun, ch. V
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je les ai trop regardés vivre. Je sais que celui-ci est un lâche, et celui-ci une brute, et celui-ci un ivrogne. je sais que le soir de Sommaisne, Douce a volé une gorgée d'eau à son ami agonisant ; que Faou a giflé une vieille femme parcequ'elle lui refusait des oeufs ; que Chaffard, sur le champ de bataille d'Arrancy, a brisé à coups de crosse le crâne d'un blessé allemand... J'ai trop regardé les lueurs troubles de leurs yeux, les tares de leur visage, tous leurs gestes de pauvres hommes. je les ai regardés faire la guerre, et j'ai cru que je les voyais, peut-être que je les connaissais.
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Aucun d'eux n'osera plus parler : on a touché au plus profond, au plus secret d'eux-mêmes. Cela palpite en chacun d'eux. Et chacun, même ce soir, huit jours avant l'assaut qui menace, est le maître ombrageux de son cœur.
Leurs pensées... Qui se vantera de jamais les connaître ? Je sais que nous nous ressemblons tous. Je sais aussi que j'ai voulu être près d'eux, et qu'ils me sentissent près d'eux : à cause de cela, parfois, j'ai cru que leurs yeux se livraient. Leurs pensées... Est-ce que je sais ? Ce qui m'a ému dans leurs yeux, n'était-ce pas un reflet de moi-même ? ... Eux et moi, chacun de nous et tous les autres. Et pour moi seul, ce monde caché de souvenirs et d'espoirs, ce monde prodigieux qui mourra si je meurs. Et pour chacun d'eux tous, un autre monde, que je ne connaîtrai jamais. Visage des souvenirs, murmures des voix qu'on est seul à entendre, tiédeur des rêves, formes légères d'espoirs glissant parmi les souvenirs... Ils me ressemblent, leurs yeux me l'ont dit quelquefois : mais rien de plus, dans l'échange furtif d'un regard ; rien qu'une lueur émouvante, entre deux infinis de silence et de nuit.


Les Eparges, Février 1915.
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Lorsque ma main a saisi mon bidon, mon pouce s'est enfoncé, bizarrement dans un trou. J'ai regardé, regardé ce trou : il avait des bords affreusement déchiquetés ; il béait comme une plaie ouverte, comme une de ces blessures profondes par où s'en vont le sang et la vie... Je n'ai pas songé à l'éclat d'obus qui avait frappé là, qui aurait dû me déchirer le flanc. Je m'étais affalé sur le dos, les épaules pesantes, les bras inertes ; autour de moi des balles griffaient l'herbe, s'enfonçaient comme des coups de couteau dans la terre molle du talus ; et je savais bien qu'une de ces balles pouvait me tuer ; et pourtant je ne bougeais pas... Etre tué... mourir...Qu'est -ce-que cela pouvait me faire, maintenant que mon bidon était vide...
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Lorsqu'on a faim, on se sert sa ceinture d'un cran, on écrit des lettres, on rêve.
Lorsqu'on a froid, on allume une flambée, on bat la semelle, on souffle sur ses doigts.
Mais lorsque le cœur s'engloutit peu à peu en des marécages de tristesse, lorsque la souffrance ne vient pas des choses mais lorsqu'elle est nous-même tout entier, quel recours?
A quoi se cramponner pour échapper ? On voit lorsque l'hiver commence des fins de jours si lugubres !
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"Alors comme ça, que l' lieutenant m'a dit, voilà qu't'écris chez toi ?
- Mais oui, mon lieutenant, à ma femme.
- T'es marié" qu'i' continue.
"Là-d'sus, vous comprenez, j'rigol. J'lui dis qu'on est seulement ensemble ; mais réguliers ; qu'on a même un gosse...
"Ah ! dit l'lieutenant, t'as un gosse ?
- Oui, mon lieutenant.
- Un garçon, une fille ?
- Une fille.
- Et quel âge qu'elle a, c't'enfant ?
- Deux ans tout juste el quinze de c' mois.
- Et elle est mignonne, hein ?
- Ah ! mon lieutenant !..."
"Quand i' m' dit ça, me v'là parti. Ses yeux, ses ch'veux, ses magnes gentilles, son parler qui commence... Enfin tout, I' m'écoutait sans ouvrir la bouche : i' m' laissait filer, filer, en faisant oui, des fois, avec son menton. Tant qu'à la fin, comme i' s' taisait toujours, j'ai pas pu m'empêcher d'lui dire :
'A quoi qu'vous pensez, mon lieutenant ?
- Mon vieux, qu'i' m'a répondu, pour aimer ta fille, j'suis bien tranquille que t'aimes ta fille... Et tu l'as reconnue, c'te p'tite, depuis 2 ans ?
- Pour parler franchement, mon lieutenant, non.
- Ah ! qu'i' fait ; et qu'Est-ce qui t'en a empêché ?"
"I' m'avait rien r'proché, n'est-ce pas ? Malgré ça, j'étais mal à mon aise. J'aurais bien voulu y expliquer, mais rien n'venait. Comprenez ça ! C'était comme si j'avais senti qu'i' pensait d'avance avec moi : "T'es pourtant un honnête homme ? Tu caches pas des mauvaises pensées ? Alors ?...
"Pourtant, l'idée m'est v'nue qu'l'Etat leur payait la location, pareil que pour les gens mariés. Et ça, je l'ai dit au lieutenant.
"Bon, qu'i' fait ; et si t'es tué ?"
"Ca alors !... Ca m'a foutu un coup. J'en ai resté idiot un moment à répéter : "Si j' suis tué... Si j' suis tué...
- Tu sais pourtant que c' malheur là peut nous arriver à tous, à toi comme à moi, aujourd'hui ou d'main... T'as donc jamais pensé à ça ?"
"Et i' m'a parlé du courage qu'est pas seulement celui du combat ; des lois, qu'étaient comme elles étaient et que j' pouvais pas changer. J'ai p'têt' pas saisi tous ses mots, mais dans l'fond, je l'ai bien compris. Ca fait que quand il est parti, j'étais décidé à écrire.
"Et puis voilà... Y a toutes ces idées qui m'trottaient dans la cervelle, qui s'mélangeaient, l'mariage, la paternité, la pension aux veuves, la mauvaise blessure ; et y toutes ces marmites qui m'empêchaient d'les démêler : Ecoute-nous. Suffirait d'une..." J'ai peiné d'bonne volonté pour arriver à rien du tout. Et c'est cause qu'à présent j'me sens un gros poids sur le cœur... Faudrait qu' j'écrive. Ca me l'ôterait... Et dire que j'peux pas, mon lieutenant ! J'peux pas !... J'peux pas !... J'suis un pauv'e couillon."
Bernardet, les coudes aux genoux, serrant ses tempes de ses deux paumes, secoue la tête avec accablement. Sur son visage noyé d'ombre, je devine deux larmes qui roulent.
"Allons ! Allons !... Veux-tu qu'on essaie, tous les deux ?
- Si j' veux ! Ah ! merci, mon lieutenant !... Mais on n'y voit pus. Attendez, j'ai un bout d' chandelle dans ma poche... Et mon crayon qu' j'ai j'té tout à l'heure ! C'est malin, ça, encore !
- Prends le mien"
Bernardet, ayant allumé la chandelle, l'a fichée entre deux pierres de la voûte, derrière lui. Ainsi, elle éclaire en plein la feuille de papier qu'il appuie sur sa jambe pliée, comme tout à l'heure.
"On y va, mon lieutenant ?
- Oui... Veux-tu me relire ce que tu as écrit ?"
Il lit, d'une voix anônnante, comme en ont les enfants qui récitent une leçon :
"Ma chère Catherine, c'est pour te dire que ça va toujours tant qu'à peu près..."
Et quand il a terminé :
"On va l' refaire, hein ? c' commencement...
- Non mon vieux.
- A cause ?
- A cause qu'il est bien comme il est." (p 367-369)
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C'est toujours pareil : ceux qui savent pas, c'est juste ceux-là qui commandent.
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Alors la peur sauta sur moi. Ce fut comme si mon coeur s'était vidé de tout son sang. Ma chair se glaça, frémit d'une horripilation rêche et douloureuse. je me raidis désespérément, pour ne pas crier, pour ne pas fuir : ce fut un spasme de volonté dont la secousse enfonça mes ongles dans mes paumes. J'armai mon revolver et continuai à avancer. Mais au lieu de marcher sans hâte, dans une complète possession de moi, je fonçai droit, d'un élan aveugle et fou.
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C'est alors que ce 210 est tombé. Je l' ai senti à la fois sur ma nuque, assené en massue formidable, et devant moi, fournaise rouge et grondante. Voilà comment un obus vous tue. Je ne bougerai pas mes mains pour les fourrer dans ma poitrine ouverte; si je pouvais les ramener vers moi, j'enfoncerais mes deux mains dans la tiédeur de mes viscères à nu ; si j'étais debout devant moi, je verrais ma trachée pâle, mes poumons et mon coeur à travers mes côtes défoncées. Pas un geste, par pitié pour moi ! Les yeux fermés, comme Laviolette, et mourir seul.

Je vis, absurdement. Cela ne m'étonne plus: tout est absurde. A travers le drap rêche de ma capote bien close, je sens battre mon coeur au fond de ma poitrine. Et je me rappelle tout: ce flot flambant et rouge qui s'est rué loin en moi, me brûlant les entrailles d'un attouchement si net que j'ai cru mon corps éventré large, comme celui d'un bétail à l'éventaire d'un boucher; cette forme sombre qui a plané devant mes yeux, horizontale et déployée, me cachant tout le ciel de sa vaste envergure... Elle est retombée là, sur le parados, bras repliés, cassés, jambes groupées sous le corps, et tremblante toujours, jusqu'à ce que Bouaré soit mort. Ils courent, derrière Richomme qui hurle, un à un sautent pardessus moi: Gaubert, Vidal, Dorizon... ah! je les reconnais tous! Attendez-moi... Je ne peux pas les suivre... Qu'est-ce qui appuie sur moi, si lourd, et m'empêche de me lever ? Mon front saigne: ce n'est rien, mes deux mains sont criblées de grains sombres, de minuscules brûlures rapprochées; et sur cette main-ci, la mienne, plaquée chaude et gluante une langue colle, qu'il me faut secouer sur la boue.

Je suis libre depuis ce geste; et je puis me lever, maintenant que le corps de Lardin vient de basculer doucement. Il mangeait, un quignon de pain aux doigts; il n'a pas changé de visage, les yeux ouverts encore derrière les verres de ses binocles; il saigne un peu par chaque narine, deux minces filets foncés qui vont se perdre sous sa moustache. Petitbru passe, à quatre pattes, poussant une longue plainte béante ; Biloray passe, debout, à pas menus et la tête sur l'épaule ; le sang goutte au bout de son nez; il va, les bras pendant le long du corps, attentif et silencieux, comme s'il avait peur de renverser sa vie en route...
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