Supplément au voyage de BougainvilleDenis Diderot (1713-1784)
Sous-titre : « Ou Dialogue entre A et B sur l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas. »
Comme on le sait,
Denis Diderot, esprit des Lumières, avait plus d'une corde à son arc : philosophe, romancier, essayiste, dramaturge, critique d'art, polémiste, épistolier, il consacra une grande partie de sa vie à la rédaction de
l'Encyclopédie avec son ami
D Alembert.
Esprit curieux, matérialiste athée bien qu'il ait fait de très brillantes études chez les Jésuites car destiné par ses parents à la prêtrise, et qu'il ait été tonsuré en 1726,
Diderot va vivre une jeunesse tumultueuse toute de bohème et d'aventures gagnant sa vie comme il peut, précepteur un temps, traducteur un autre, se forgeant une réputation solide d'antireligieux qui à cette époque pouvait le mener en prison. Il va s'intéresser aux grands voyageurs de son temps comme Bougainville qui fit le tour du monde de 1766 à 1769.
Rappelons que
Louis Antoine de Bougainville (1729-1811), mathématicien de formation, spécialiste du calcul intégral dont il rédigea un traité célèbre, était capitaine de vaisseau de la marine royale de Louis XV.
Bougainville à son retour publie son récit de voyage. L'engouement du public est immense : le mythe du « bon sauvage » qui prend son essor avec Rousseau séduit les lecteurs lorsque Bougainville fait le récit de son séjour à Tahiti. L'île apparaît comme un Eden, une nouvelle Cythère comme dit Bougainville, « où nulle passion ne vient troubler les relations libres qui unissent les individus, où les travaux et les loisirs se font en collectivité, et où la propriété privée est inconnue. »
Diderot est lui-même fasciné par ce monde qui semble idéal. Mais il sait nuancer et c'est le but de ce « Supplément… », « manifestation tangible de cette fascination, éloge d'une vie naturelle reposant sur la liberté et l'égalité, mais aussi admiration pour l'homme policé incarnation de la civilisation. »
Ce bref opus assez atypique prend en préambule la forme d'un dialogue, art dans le quel
Diderot excelle, entre A et B qui commentent le voyage de Bougainville en toute simplicité. Plus en profondeur on devine l'interrogation philosophique qui oppose « la liberté personnelle aux contraintes morales et sociales. »
Diderot ne cache pas par la voix de B son attrait pour Tahiti :
« le voyage de Bougainville est le seul qui m'ait donné le goût pour une autre contrée que la mienne ; jusqu'à cette lecture, j'avais pensé qu'on n'était nulle part aussi bien que chez soi… »
Puis B fait lire à A les adieux prononcés par un des chefs de l'île, traduits en français par Orou et rapportés par Bougainville. Un passage clef du livre, le vieillard se livrant à une sévère critique des moeurs des envahisseurs : s'adressant à Bougainville, il dit :
« Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. »
Montaigne disait : « Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas son usage. »
Suit un entretien entre l'aumônier de l'expédition et Orou, un passage savoureux et délicieux où le style teinté d'humour de
Diderot fait merveille. Selon la coutume locale, le chef offre sa plus jeune fille à l'invité, en l'occurrence l'homme en noir.
Orou à l'aumônier : « Je ne sais ce qu'est la chose que tu appelles religion ; mais je ne puis qu'en penser mal puisqu'elle t'empêche de goûter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine maîtresse, nous invite tous… »
En conclusion,
Diderot nous offre ce moment jubilatoire :
« le bon aumônier raconte qu'il passa le reste de la journée à parcourir l'île, à visiter les cabanes et que le soir après souper, le père et la mère l'ayant supplié de coucher avec la seconde de leurs filles, Palli s'était présentée dans le même déshabillé que Thia, et qu'il s'était écrié plusieurs fois pendant la nuit : « Mais ma religion mais mon état ! » que la troisième nuit il avait été agité des mêmes remords avec Asto l'aînée, et que la quatrième il l'avait accordée par honnêteté à la femme de son hôte ! »
Et B d'ajouter :
« Ici le bon aumônier se plaint de la brièveté de son séjour dans Tahiti… »
« Pour être dévot, je n'en suis pas moins homme » fit dire un jour
Molière à son personnage, phrase que l'aumônier eût pu reprendre à son compte.
Et plus loin : « Si vous entendez par le mariage la préférence qu'une femme accorde à un mâle sur tous les autres mâles, ou celle qu'un mâle donne à une femelle sur toutes les autres femelles ; préférence mutuelle, en conséquence de laquelle il se forme une union plus ou moins durable qui perpétue l'espèce par la reproduction des individus, le mariage est dans la nature. »
Toute la suite du dialogue entre A et B est consacrée à la relation homme femme qui a perdu de son naturel et de sa beauté :
« La tyrannie de l'homme qui a converti la possession de la femme en une propriété !
Les moeurs et les usages qui ont surchargé de conditions l'union conjugale !
La nature de notre société où la diversité des fortunes et des rangs a institué des convenances et des disconvenances !... »
Une belle sentence pour conclure :
« Prendre le froc du pays où l'on va, et garder celui du pays où l'on est. »
Fait suite un bref commentaire assez justement dithyrambique de
Diderot sur le voyage de Bougainville lui même qui rétablit quelques vérités après que des voyageurs en quête de sensationnel ont exagéré la taille des Patagons par exemple.
La supplique finale de
Diderot, un bémol dans ce commentaire élogieux, une manière de mise en garde, restera dans les siècles à venir sans écho : « Ah ! Monsieur de Bougainville, éloignez votre vaisseau des rives de ces innocents et fortunés Tahitiens ; ils sont heureux et vous ne pouvez que nuire à leur bonheur. Ils suivent l'instinct de la nature, et vous allez effacer ce caractère auguste et sacré… »
de ces lignes magnifiques émane le grand humanisme de
Denis Diderot.
« Pleurez, malheureux Tahitiens, pleurez ; mais que ce soit de l'arrivée et non du départ de ces hommes ambitieux, corrompus et méchants. Un jour vous les connaîtrez mieux ; un jour ils viendront un crucifix dans une main et le poignard dans l'autre, vous égorger ou vous forcer à prendre leur moeurs et leurs opinions… »
La question
De Chateaubriand prend ici toute sa dimension :
« Est-il bon que les communications entre les hommes soient devenues si faciles ? »
En résumé, une lecture indispensable, d'ailleurs souvent au programme des classes du second cycle.