La cécité des rivièresPaule Constant
roman
Gallimard, 2022, 178p
Court roman où l'on retrouve à coup sûr des traits du père de l'autrice dans celui d'Eric. Ce dernier a reçu le prix Nobel, et accompagne le Président de la République dans un de ses voyages en Afrique, revenant ainsi sur ce continent qu'il a quitté il y a plus de cinquante ans.
S'il est allé à la frontière de la Centrafrique et du Cameroun, c'était pour suivre son père, un médecin militaire, qui s'est porté volontaire pour ce petit poste de brousse, un homme défait après sa guerre d'Indochine, les tortures qu'il y a subies. Ce père est né d'une mère algérienne, et ne fut pas reconnu par son père. A 17 ans, il est entré à l'école de santé militaire à Lyon.
Eric a une douzaine d'années quand il arrive à Petit-Baboua. Son père est amer et violent, très violent. IL bat son fils avec haine. Eric en garde une blessure au crâne qu'il essaie de dissimuler, mais qui se rappelle constamment à lui. Il est seul. Sa mère est restée à Lyon avec sa petite soeur. Il achète un jeune singe qu'il ne sait nourrir et qui meurt. Il trouve du réconfort auprès des religieuses de la léproserie et du gardien de la maison, un Gbaya dont il apprend la langue. C'est un gamin surdoué qui rédige en anglais un livre qu'il se remémore. Curieux, il s'ouvre à la magie de la terre africaine, en assistant aux pratiques extraordinaires des guérisseuses, et en écoutant les légendes qui courent sur un crocodile monstrueux. Cependant son père l'enverrait en prison pour médiocrité, et aime à converser avec une Vietnamienne qui tient un restaurant.
Eric raconte à la jeune journaliste, avec qui il a d'abord du mal à parler, écart de génération, genre de caractère dont il se méfie, des expériences qu'elle ne peut comprendre d'emblée, les préjugés qu'elle a, ce qu'elle veut savoir de son enfance pour comprendre pourquoi aujourd'hui il est ce qu'il est, et même plus, au mépris de toute pudeur, par exemple, le pétainisme de son grand-père maternel . Sa mère lui demande de ne pas dire qu'il est son fils, son père lui dit que la médecine n'est pas faite pour lui. Il fera une brillante carrière aux Etats-Unis.
Il l'informe des différentes épidémies qui viennent de l'eau, dont notamment
la cécité des rivières, l'onchocercose. Avec le photographe, à peu près de son âge, fasciné par Rose Lawrence et sa compréhension des grands singes, le contact passe mieux. Avec les Noirs, le chauffeur, les policiers qui les escortent, il apprend comment le pays a évolué ou involué, avec la présence des Chinois, les nouveaux colons, les islamistes, le rejet de la France, qui est aussi celui d'Eric. Son père a laissé un excellent souvenir aux lépreux.
La journaliste est déçue : qu'est-ce que l'Afrique ? Un lever de soleil l'a éblouie. Sinon, cette poussière, la chaleur, le voyage en voiture l'incommodent. Pour le photographe, ce sont les Chinois. Pour Eric, l'Afrique, c'est l'attente, mais surtout l'éblouissement qui déforme.
La narratrice, subtilement, fait son sort à
De Gaulle et ses guerres coloniales, aux rapports entre l'Afrique et la France. Elle compare au cours de son récit la vie des filles d'hier et celle des filles d'aujourd'hui, le sort de l'Afrique et celui des femmes, cette espèce de paternalisme qui maintient dans l'enfance ceux qu'on a peur de voir grandir. Au reste, le livre est très marqué par la libération de la parole des femmes. La langue est très fluide, sensible, élégante, profonde, et l'atmosphère précisément rendue avec des visions aussi effrayantes que mystérieuses et envoûtantes. le point de vue est ironique et oscille entre tendresse et amertume. L'Afrique reste fascinante, avec les inquiétudes qu'elle suscite et la beauté de ses forêts et de ses rivières.