L'art policier non conventionnel de
Simone Buchholz à son sommet dans ce presque huis clos panoramique, subversion punk et réjouissante du film de casse et de vengeance. Un chef d'oeuvre d'intensité et de malice.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/04/17/note-de-lecture-
hotel-carthagene-simone-buchholz/
La fine fleur de la Brigade Criminelle de Hambourg s'est réunie, avec quelques amies et amis proches, compagnons des bons et des mauvais jours, pour célébrer l'anniversaire du vétéran Faller. le lieu choisi détone sans doute un peu avec les habitudes de cette bande de cowboys et de cowgirls, aussi hétéroclite que farouchement efficace, aussi professionnelle lorsqu'il le faut que prompte à dégainer bières et alcools après le service, lorsqu'il faut refaire le monde et le match de football en cours devant la télévision d'un bar enfumé de Sankt Pauli. Au dernier étage du River Palace, le bar chic offre l'une des plus belles vues imaginables sur la ville et sur son port. Chastity Riley, la procureure de choc établie au coeur de la bande, n'est pourtant pas vraiment à l'aise : pour la première fois depuis longtemps, la voici obligée de côtoyer ensemble, pour la durée de cet événement chaleureusement festif, son ex et ses deux amants du moment, que l'on serait tenté de simplifier en les désignant par amant de coeur et amant de corps (mais c'est naturellement beaucoup plus compliqué).
Lorsque douze hommes lourdement armés font irruption dans le bar pour prendre tous les présents en otage, le poids de la coïncidence est terrible : sans aucun lien avec le groupe policier – et amical – assemblé dans les lieux, une vengeance doit avoir lieu (et une série somptueuse de flashbacks entre l'Allemagne et la Colombie, quelques années plus tôt, nous en fournira le moment venu les clés). Alors que les éléments traditionnels et passages obligés d'une prise d'otages contemporaine se mettent inexorablement en place, Chastity Riley doit affronter un ennemi supplémentaire : une blessure accidentelle d'abord bénigne est en train de rapidement dégénérer, dans la fièvre intense, en septicémie.
Depuis quelques années (depuis 2008 si l'on tient à être précis), avec la série de romans construits autour de la procureure hambourgeoise Chastity Riley et de sa bande de collègues policiers et d'amis de Sankt Pauli, l'Allemande
Simone Buchholz a introduit quelque chose de bien spécifique, me semble-t-il, dans le polar mondial contemporain. Police procedural qui ne se soucie vraiment pas de la résolution d'enquête proprement dite (l'autrice confiait encore récemment en entretien, en allemand – ici, à quel point cet aspect lui semble négligeable), enchaînement véritablement punk de situations intimes et politiques, galerie intraitable de portraits soumis à la confusion des sentiments et au poids d'une histoire, ancienne ou récente, qui se refuse souvent à simplement passer : à bien des égards, cette série est unique.
Surtout,
Simone Buchholz a décidé une fois pour toutes que ses lectrices et ses lecteurs étaient ses complices intelligents : à l'opposé de pratiques honteuses à la
Donna Leon – mais sans aller jusqu'à ce point de non retour, trop d'autrices et d'auteurs succombent aujourd'hui, un peu ou beaucoup, mais toujours trop, à l'envie d'expliquer -, elle manie souverainement l'art de l'implicite, de l'information juste nécessaire (et toujours fournie via une pérégrination ou un détour dotés de leur logique propre), de l'interprétation ouverte et éventuellement variable, bref, de la littérature spéculative dans toute sa splendeur – ce qui reste relativement rare au sein du genre dit policier,
David Peace mis à part évidemment – quoique utilisant d'autres moyens langagiers et littéraires, magnifiques, que ceux mis en oeuvre avec tant de brio par l'autrice allemande.
Publié en 2019, «
Hôtel Carthagène », neuvième volume de la série – mais quatrième à partir du reboot partiel, au moment du changement d'éditeur allemand, de Droemer à Suhrkamp, avec «
Nuit bleue » -, traduit en février 2024 chez L'Atalante par l'excellente
Claudine Layre, constitue sans doute la démonstration la plus aboutie à ce jour de la puissance spécifique de cette série noire-là. Davantage encore que dans «
Béton rouge » ou dans «
Rue Mexico », que l'on aurait pourtant volontiers crus insurpassables, ces 200 pages, nourries des motifs du film de casse contemporain, de la série « Ocean's 11/12/13 » à « La Casa de Papel », pour mieux s'en jouer (on se souviendra le moment venu, dans un autre type de subversion, de l'inoubliable « Bacchantes » de
Céline Minard), savent tirer une tension nerveuse exceptionnelle de l'usage de l'implicite, du non-dit et de l'ellipse. Atteignant une étonnante pureté, une concentration optimale, en jouant aussi bien du vrai-faux huis clos dans ce bar panoramique hambourgeois et de la montée inexorable de la rationalité vengeresse de ses flashbacks que de la fièvre intérieure, clinique et alcoolisée, vécue par son héroïne principale (mais jamais seule, au sein de ce grand collectif bizarre et bigarré imaginé par l'autrice) et de la présence salvatrice des métaphores footballistiques développées par les policiers présents (de fait) incognito pour discuter tactique de coup de force et d'échappée devant leurs geôliers. Par bien des aspects, cet «
Hôtel Carthagène » noir et cristallin constitue le sommet à date de l'art si particulier – et si réjouissant – de
Simone Buchholz.
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