Il reste mon référent masculin, celui que j’ai singé enfant, qui m’accompagne adulte, m’apprenant très jeune dès la parution de mon premier livre, à organiser mes idées, à être la plus claire possible quand tout en moi était obscur.
Mon homosexualité vécue sans être encore assumée avait comme hissé ma féminité, l'avait découverte, mise à nu, façon peut-être de m'affranchir de mon père, moi son fils imaginaire, de me démarquer des femmes viriles qui fréquentaient les mêmes endroits que moi où, je le comprends à présent, ma nouvelle féminité me servait d'alibi.
(pp. 94-95)
"(...) le mot Amour n'a de frontière que si l'on désire lui en donner. "
J’ignore si, l’effet des drogues passé, mon père sait qu’il va mourir. Quand l’idée de sa disparition me quitte, je me transporte au temps d’avant, sans la maladie, un temps qui paraît ne pas avoir été occupé depuis des années. La fin de vie est une aventure à part entière, elle possède ses rites, ses habitudes, sa géographie et ses personnages, elle fige les aventures passées après les avoir remisées dans une chambre secrète dont on a égaré la clé, deux mondes se mélangent, celui des couchés, celui des debout, aucun langage n’est assez juste pour que ces deux mondes s’entendent et se répondent. Je sais la colère du premier, la perdition du second.
Je me représente le cancer mi-animal mi-végétal avec des pousses, des ramifications, des ventouses, des crocs, des tentacules. Il s’abreuve au sang de mon père, festoie avec la chair qui lui reste, le cancer a pris le pouvoir, il s’amuse, il détruit, il nous méprise, nous, ses spectateurs hagards et sonnés par sa fureur.
J’imagine trois périodes qui forment trois mouvements d’une chute dans le vide : mon père est au sommet d’un building (malade), il est en vol (en soins palliatifs), au sol (lorsqu’il s’éteindra). « Mon père va mourir » est une phrase violente et double, dite elle choque puis conjure le sort un instant et me fait croire aux vertus du langage, à sa dimension vaudoue et aux énigmes qu’il revêt.
"Perdre un père, c'est perdre une partie de son toit. Si l'on compare la vie à une maison, la mienne est à demi à l'air libre."
La maladie, la mort bâtissent une communauté, celle des Inconsolables qui se reconnaissent, s'entraînent, avancent main dans la main dans une obscurité étrangère à celui que le sort n'a pas frappé.
Ma famille est composée d'une lignée de dominants ; nul ne craint à présent le patriarche, je refuse d'endosser son rôle d'avant, détestant l'autorité que j'exerce malgré moi sur ma mère quand je m'oppose à elle, la contredisant pour un oui, pour un nom, injuste sûrement.
(p. 65)
Je te pardonne de m'avoir fait connaître ce sentiment étrange d'avoir peur de son père, l'homme au-dessus de tous les hommes, et je te pardonne d'avoir cru que cette peur s'éffacerait.
La lumière n'éclaire que l'avenir et peut-être qu'il vaut mieux ne pas savoir, ne pas vérifier, ne pas retrouver, ne pas étreindre une seconde fois au risque de se brûler.
Quand l’idée de sa disparition me quitte, je me transporte au temps d’avant, sans la maladie, un temps qui paraît ne pas avoir été occupé depuis des années. La fin de vie est une aventure à part entière, elle possède ses rites, ses habitudes, sa géographie et ses personnages.