De l'oeuvre de
Margaret Atwood, on connaît essentiellement la Servante Écarlate, en partie grâce à son adaptation télévisuelle. Mais le reste de ses écrits reste relativement peu lu semble-t-il en France, du moins d'après les statistiques Babelio. Ce recueil permet de voir toute la force et le talent de son écriture, tout en retrouvant des thématiques qui parcourent l'ensemble de son oeuvre.
"
Poèmes tardifs" a titré l'éditeur, car ce sont effectivement des
poèmes écrits de façon assez récente, depuis 2008 - que
Margaret Atwood écrit quand elle a plus de 70 ans. Or, même si tout n'est pas triste ni tragique, on sent le passage du temps dans le recueil : le temps dominant est l'imparfait qui permet d'évoquer les souvenirs, les voyages passés, les moments évanouis. C'est aussi le temps qui sert à nommer son mari décédé. Nous sommes donc "tard" dans la vie de
Margaret Atwood, qui observe ses mains vieillir et se rider, les mains qui cueillaient les mûres sont désormais les siennes : "dans les décennies à venir, vous étudierez vos propres / mains éphémères, et vous vous souviendrez. Ne pleurez pas, c'est ce qui arrive". Sa propre mère est dans une "caverne profonde et vide", dans un poème bouleversant évoquant le très grand âge et Alzheimer, les brumes et les rêves de la personne malade, et les souffrances de celle qui reste. J'ai eu les larmes aux yeux en lisant "Blizzard".
La couleur dominante est donc le gris, le gris de la pluie, le gris des souvenirs qui s'estompent peu à peu dans la brume. C'est aussi la saison de l'automne. Mais s'il y a de la nostalgie, il n'y a pas de mélancolie, et la tonalité n'est pas triste. Au Canada, l'automne est aussi la magie des
arbres qui flamboient, des champignons, des citrouilles d'Halloween ; l'automne permet alors de ramener de la couleur.
Margaret Atwood porte donc un regard décalé et amusé, ironique aussi parfois, sur les modes de vie et les habitudes qui changent avec le passage du temps : que sont ces vieux objets ramenés en souvenir d'un voyage dont on ne se souvient plus ? qu'est-ce qu'un polaroïd ? ...
Margaret Atwood évoque aussi la nature et les grands espaces canadiens, des forêts aux lacs, des fleurs - il y a beaucoup de noms de fleurs, aux loups et aux oiseaux. Je l'avais déjà lu plusieurs fois décrire le Canada sous forme de prose poétique. Mais, me semble-t-il, sa conscience écologique s'est renforcée. "Suite plasticène" est un poème en neuf sections, placé symboliquement au centre du recueil. Il évoque de façon très belle et très inquiétante aussi les ravages du plastique sur la nature, dénonçant notre mode de vie consumériste - de façon révélatrice, j'ai déjà évoqué le peu de couleurs dans le recueil ; ici, le bac à glaçon est vert, le sceau est rouge, le canoé est jaune... le plastique est coloré. Enfin, de nombreux
poèmes déplorent la disparition progressive des oiseaux, comme "O enfants", le plus fort : "Oh enfants, allez vous grandir dans un monde sans oiseau". L'oiseau qui, pour l'enfant de
Jacques Prévert, représente la liberté et la joie, disparaît chez
Margaret Atwood menaçant les sourires des enfants.
Enfin, on retrouve dans ce recueil les idées féministes de
Margaret Atwood, qu'elle dénonce le contrôle masculin sur le regard des femmes ("Vêtements de princesse"), qu'elle convoque de grandes figures féminines comme
Frida Kahlo et Cassandre, ou qu'elle représente les souffrances et les violences infligées aux femmes du simple fait qu'elles soient femmes, comme "Chanson des soeurs assassinées" qui émeut et révolte. Une enfant a été assassinée, et on ressent la rage, la "colère rouge", et la douleur de la perte : "je sais que tu n'es pas un oiseau, même si tu t'es envolée". Les femmes, comme les oiseaux, sont fragiles... J'ai d'ailleurs pensé plusieurs fois à des chansons de la grande
Anne Sylvestre.
Pour conclure, un très beau recueil, j'ai été à la fois émue, touchée et amusée aussi.