Rien ne peut autant affaiblir et émousser l’homme que le contentement.
Nous autres Russes sommes plus nombreux que les Kazakhs. De ce point de vue, on n’a pas de problème. Mais qu’on soit russe ou kazakh, on a besoin de manger. Avant, tout était planifié, décidé par les communistes. La propriété privée était proscrite. À présent, tout a changé. On nous dit : « Vous êtes libres, faites ce que vous voulez ! » Mais jusqu’ici, si l’homme se creusait la cervelle, c’était pour faire des fourberies. Que voulez-vous qu’il fasse maintenant ? Il faut qu’il apprenne à vivre avec de nouvelles règles, qu’il acquière de l’expérience. En attendant, beaucoup auront l’estomac creux. Beaucoup de larmes vont couler.
Comme dans tous les camps, des sentinelles armées de carabines étaient postées dans des miradors. La clôture n’était pas électrique mais elle était bordée de barbelés des deux côtés. Derrière la clôture s’étendait la taïga. Un prisonnier qui s’évadait devenait, dans la taïga, la proie des loups et des ours ou crevait de faim. Malgré tout, vers la fin du printemps, quand la neige fondait, les évasions se multipliaient.
Les fugitifs étaient traqués par des commandos et leurs bergers allemands. Si on les rattrapait, ils étaient fusillés sur place. Les cadavres étaient transportés au camp et jetés devant la sortie. On les enterrait seulement quand ils étaient totalement décomposés et que les os devenaient apparents.
Les zones étaient divisées en brigades dont chacune comptait une cinquantaine de détenus. Les brigades devaient abattre et ébrancher un nombre d’arbres préalablement défini. Chaque prisonnier avait son propre objectif à atteindre et s’il n’y arrivait pas, alors aucune grâce ou aménagement de peine n’était envisageable pour lui. Au contraire, il était accusé de sabotage et se voyait condamné à quelques années de prison supplémentaires.
L’amour jette une clarté sur la façon sibylline qu’ont les pauvres humains de s’accrocher avec acharnement à la vie. À dire vrai, l’homme qui n’est pas capable d’aimer vaut moins que dix chiens enragés. Il est dangereux et impitoyable. Heureusement ce genre d’hommes est rare. La plupart sont capables d’aimer, au moins un peu.
Le voyage dura un mois et demi. Je passai par deux prisons de transit et enfin, embarqué sur un bateau avec cent cinquante autres détenus, j’atteignis un nouveau camp. Situé à la lisière d’une taïga, il occupait vingt hectares et était divisé en cinq zones.
Ici, les détenus subissaient un traitement beaucoup plus dur qu’en Asie centrale. Un rien suffisait pour les punir, les jeter dans des mitards gelés, les priver de nourriture… Les taulards formaient des groupes. Les forts opprimaient les faibles. Bref, c’était le chaos.
Et si on connaissait le nom et le prénom d’un détenu, alors on pouvait espérer le retrouver dans le réseau tentaculaire des lieux d’enfermement. C’était possible même si plusieurs millions d’hommes étaient détenus dans des prisons. C’était une question de volonté et de temps.
Atteignant le quatrième étage, j’eus la respiration coupée : c’étaient des blue-jeans qui séchaient sur la corde. À l’époque, les jeans représentaient une curiosité à Tbilissi et les porter était le privilège de rares personnes. C’était depuis peu qu’ils étaient apparus sur le marché noir du quartier juif et valaient la peau des fesses.
Ça faisait une éternité que je n’avais pas vu autant de Géorgiens réunis ensemble. Ils avaient l’air piteux. Le regard perdu, plein de déception, sans aucune trace de désinvolture ni d’allégresse… Je ne reconnaissais plus mes compatriotes.
– Enlève cette croix. On est dans le Caucase du Nord. La croix et le froc ne te servent pas à grand-chose. Au contraire, ils peuvent t’attirer des ennuis. Quelqu’un peut te tirer dessus depuis une voiture.
Il mangeait, en même temps qu’il blâmait le pouvoir :
– Ce sont de vrais cannibales. Ils se sont emparés du pays. Ils le mènent à la ruine.