Immortelle randonnée : Compostelle malgré moi

...Peut-être est-ce là une des motivations du départ. En tout cas, ce fut le cas pour moi. A mesure que la vie vous façonne, vous leste de responsabilités et d'expériences, il paraît de plus en plus impossible de devenir un autre, de quitter le pesant costume qu'ont taillé pour vous vos engagements, vos réussites et vos erreurs. Le Chemin, lui, accomplit ce miracle.

A mesure que la vie vous façonne, vous leste de responsabilités et d’expériences, il paraît de plus en plus impossible de devenir un autre, de quitter le pesant costume qu’ont taillé pour vous vos engagements, vos réussites et vos erreurs. Le Chemin, lui, accomplit ce miracle

Le chemin est une alchimie du temps sur l’âme.

Le chemin m'attendait. Je sentais en moi son appel irritant. Si j'avais finalement décidé de rester un jour de plus dans la ville, il m'aurait persécuté en faisant naître en moi remords et culpabilité. J'avais clairement conscience désormais qu'il faisait sa loi et qu'il était inutile de lui résister.

Pendant tout mon trajet, j'ai souvent entendu aboyer des chiens, mais leur aspect était en général bien moins impressionnant que leur voix et ils étaient pour la plupart enfermés derrière des grillages ou des murs. J'ai rencontré un nombre impressionnant de corniauds efflanqués, de roquets ridicules et de vieux cabots. C'était à croire que tout les chiens dangereux avaient déjà dévoré leur content de pèlerins et en étaient morts d'indigestions.

Il me semble que le passé doit être laissé à la discrétion d'un organe capricieux mais fascinant qui lui est spécialement dédié et que l'on nomme la mémoire. Elle trie, rejette ou préserve selon le degré d'importance dont elle affecte les évènements . Ce choix n'a que peu à voir avec le jugement que l'on porte sur l'instant. Ainsi des scènes qui vous ont paru extraordinaire, précieuses, disparaissent sans laisser de trace tandis que d'humbles moments, vécus sans y penser, parce qu'ils sont chargés d'affects, survivent et renaissent un jour.

L'ambiance est assez froide, malgré tout, peut-être parce que les pèlerins appartiennent à deux catégories qui ne communiquent guère : les marcheurs et les cyclistes. On reconnaît ces derniers à leur maillot. Ils portent parfois jusque dans les bureaux leurs bizarres chaussures à cale-pieds. Ils sont bronzés, épilés et arborent sur le front des lunettes de soleil profilées. En les voyant à côté du marcheur au long cours, souvent hirsute et déguenillé, on a l'impression d'assister à la rencontre de Jean Valjean avec Alberto Contador.

L'axiome central de la pensée MUL tient en une phrase : "Le poids, c'est de la peur". Pour les adeptes de cette démarche, l'essentiel consiste à méditer sur la notion de charge et, au-delà, sur le besoin, sur l'objet, sur l'angoisse qui s'attache à la possession. "Le poids c'est de la peur". En partant de là, chacun est amené à réfléchir.

Le pèlerin en danger de désespoir rencontre tout à coup le secours de cette multitude invisible, comme si les âmes de ceux qui sont passés là venaient le soutenir, le gonfler, lui donner courage et force.

En même temps que je subissais l’inconfort et que je pressentais les souffrances qu’il me fallait endurer, j’éprouvais le bonheur de ce dépouillement. Je comprenais combien il était utile de tout perdre, pour retrouver l’essentiel.