Admirative de Roth, j'ai acheté ce livre en toute confiance puis ai rapidement eu quelques craintes en entamant la lecture. La toute première partie est assez décevante, un peu comme « Écriture » de King, et j'ai craint que tout le livre soit ainsi : une sorte de vague et long monologue, très superflu sur l'écriture et qui finalement survole l'essentiel, en dit peu sur le travail d'écrivain et sur les façons d'effort ou de procéder pour améliorer un style et travailler une intrigue de manière professionnelle et qui ne relève que de l'anecdotique, au fond. Dans cette sorte d'exercice, seul Steinbeck s'était distingué à mes yeux avec ce superbe livre « le journal des raisins de la colère ». Titre pourtant moins racoleur, plus humble et cependant on en apprend étrangement plus sur le travail quotidien d'un écrivain que dans un livre dont c'est visiblement le but.
Philip Roth explore dans cette première partie les raisons pour lesquelles il est devenu écrivain et la signification de l'acte d'écrire en général. Selon Roth, écrire est essentiel pour comprendre la vie, pour donner un sens aux expériences que nous vivons et pour communiquer avec les autres. Un individu complet et entier vivrait deux fois : une fois réellement et puis une autre en écrivant, comme un moyen de transcender ses expériences et de créer quelque chose d'éternel à partir d'une vie de mortel. Voilà qui est intéressant et probablement juste, si tant est que l'individu tire profit utilement de ce qu'il vit et ne se contente pas de rapporter des platitudes. L'écriture fut aussi un moyen pour lui de se confronter à l'absurdité de l'existence et de tenter de trouver un sens au monde. Roth insiste également sur l'importance de l'écriture pour la société tout entière, affirmant que l'écrivain a un rôle à jouer dans la préservation des libertés notamment. L'écrivain doit avoir le courage de dire la vérité, de remettre en question les normes et les croyances établies, ce qui me convient assez.
L'auteur mentionne également dans cette première partie les façons d'hostilité de beaucoup de juifs américains à son égard et refuse d'être un écrivain « juif américain ». À juste titre, car jamais on ne désigne l'un de ses homologues comme « écrivain protestant américain » à moins qu'il s'agisse d'un prédicateur. Les juifs lui ont souvent reproché que ses personnages adultérins ou hypocrites fussent juifs, ce qui aurait eu pour conséquence de donner une mauvaise image des juifs américains. Il leur répond que jamais un protestant n'a envoyé de lettres de reproches à un auteur américain parce qu'un personnage fictif protestant trompait son épouse dans une fiction, et que les tensions et contradictions des juifs venaient surtout d'une lutte interne entre l'assimilation et la préservation de leur culture juive.
Roth évoque dans cette première partie sa soudaine célébrité, qui fut d'abord une sorte d'agression pour lui au point qu'il dut se « retrancher » à la campagne le temps que l'un de ses romans cesse de susciter une polémique. C'est évidemment de sexualité qu'il était question et plus précisément de la manière dont elle est utilisée comme moyen de pouvoir et de manipulation, ce qui lui valut d'être affublé d'obsédé sexuel et autres noms charmants. Voilà qui l'aura guéri de la célébrité dès le démarrage.
La deuxième partie de ce livre est un recueil d'interviews que Roth a lui-même données à d'autres écrivains. Pourquoi ne pas se contenter d'un seul avis, et du sien, de sa pensée propre lorsque l'on rédige un livre sur l'écriture, et au surplus quand on s'appelle Roth ? Ce n'est peut-être pas si humble de « donner la parole » à ses confrères. Premièrement, il dresse ainsi intelligemment et adroitement une liste exhaustive d'auteurs vivants qu'il admire et respecte assez pour se déplacer et les interviewer, une sorte d'annuaire du bon goût en somme sans cependant l'afficher en l'état. Ensuite, il montre qu'il sait interroger et poser les bonnes questions, contrairement aux journalistes qui, dit-il, lui posent toujours les mêmes et le confondent bêtement avec ses personnages. C'est une leçon, un exemple de ce qu'il aurait été en droit d'attendre d'un journaliste. Roth interview très bien, à la façon d'un connaisseur, d'un excellent lecteur. D'un écrivain en somme. Il sait de quoi il parle quand il pose une question précise à
Kundera : il l'a lu et l'a sans doute critiqué avec sérieux. On n'est pas dans l'entretien bête et calibré d'un journaliste qui veut seulement faire parler un auteur. Aussi je pense qu'il faut être soi-même (bon) écrivain pour interviewer un écrivain, que chaque journaliste devrait non seulement avoir beaucoup lu mais s'être également essayé à l'écriture avant de s'aventurer à interroger un professionnel en tout amateurisme.
La troisième partie est un retour, comme dans la première partie, de son analyse sur son propre travail. Il décrit les difficultés qu'il rencontre lorsqu'il essaie de communiquer ses idées par l'écriture. Mais sur les romans de la deuxième moitié de sa vie cette fois. Roth a mûri. Il prend le temps d'expliquer plusieurs de ses romans majeurs, et notamment son « Complot contre l'Amérique », qui est un roman admirable : une uchronie « réaliste ». Il explique précisément (enfin !) comment il a imaginé une réalité américaine crédible, rendu une grande authenticité à l'atmosphère de l'époque ainsi qu'un portrait très fidèle de ses parents tels qu'ils étaient à l'époque. Un rude travail de trois années. Ainsi cette uchronie n'est en réalité pas qu'une fiction, en ce que les Américains sont décrits tels qu'ils sont et que la famille de Roth y est aussi réelle que dans une biographie. Il dit aussi les tentatives échouées, les impasses dans lesquelles il s'est senti piégé par son propre roman. Voilà un travail presque scientifique, fait d'essais et d'expériences échouées, de recommencement et de tâtonnements jusqu'à trouver la parfaite justesse et la vérité. (Roth tient a préciser qu'il a « seulement » voulu reconstruire les années 1940-42 telles qu'elles auraient pu se dérouler si les républicains avaient choisi Lindbergh à la place de Willkie, et si Lindbergh avait été élu en 1940, mais de manière vraisemblable. Il n'y voulait absolument aucune métaphore ou allégorie d'un présent ou d'un futur : l'écrivain rappelle à demi mot que les analyses faites sur des romans sont erronées, en ce qu'on prête de fausses intentions à l'auteur et que l'on spécule sur des interprétations et doubles sens tout à fait alambiqués. ) Son effort d'imagination, ou, plus juste, de reconstruction historique, n'était pas tourné vers un désir d'éclairer un présent ou de jouer dans le métaphorique. Roth explique que quantité de romans en arrivent ainsi à être canonisés et élevés au rang d'oeuvre d'art non pour leur valeur artistique et littéraire mais à cause de leur utilité en tant que propagande et de leur valeur aux yeux d'une cause politique, ce qu'il déplore.
Par ailleurs, pour cette reconstruction, et c'est interessant, l'auteur explique comment il a fallu qu'il soit convaincu lui-même de la vraisemblance de chaque événement qu'il imagine. Il ne suffit pas de vouloir convaincre un lecteur, il faut, en écrivain, être parfaitement convaincu du réalisme de son travail. Voilà comment, selon lui, on écrit juste et avec cette illusion de réel : il faut qu'à aucun moment l'auteur n'ait l'impression de tricher, ou que jamais un seul de ses personnages se comporte de manière tout à fait imprévisible ou choquante, qu'aucune phrase ne lui fasse l'effet d'une affabulation irréfléchie ou inconsidérée. le tout crée alors une forte impression de réalité. Voilà là le travail de l'écrivain. Pour terminer avec ce roman, Roth semble tout de même remettre en garde son lecteur sur la question de l'histoire, qui paraît inoffensive en ce qu'elle devient une matière scolaire comme une autre, lointaine, irrémédiable à l'époque sans doute, implacable autant que terminée. Il rappelle que rien n'est imprévisible, que chacun peut analyser son époque et prévoir les conséquences à court et long terme de chaque événement présent. Sans être alarmiste, il invite chacun à ne pas subir une suite d'événements isolés et à les regarder bêtement avec une impuissance feinte pour déclarer ensuite que l'embuscade finale et la terrible conséquence étaient tout à fait imprévisibles.
À la presque fin, Roth aborde enfin l'écriture de son roman «
La tâche », qui lui a été inspiré d'un événement réel. L'un de ses collègues, professeur de sociologie, a vraiment demandé à ses étudiants si les deux éternels absents étaient des « fantômes », après quoi il fut convoqué par la direction de l'université. Heureusement l'histoire se termine là pour l'enseignant après qu'il ait dû prouver sa bonne foi : fort heureusement pour lui, le sociologue était spécialiste des relations interraciales non seulement, mais aussi né de deux parents noirs. Voici environ le même procédé que pour le « complot contre l'Amerique » : partir d'un événement et puis imaginer scrupuleusement ce qui aurait pu en découler en d'autres circonstances (en remplaçant le professeur de sociologie de gauche par un professeur de littérature soucieux de cacher ses origines ). Coleman Silk est ainsi né. le reste est un travail, une quête de réalisme et de suites logique, un labeur autant psychologique que littéraire. Voilà comment Roth écrit : il s'efforce de rendre chaque événement crédible, lui donne une vraisemblance précise.
« Pourquoi Écrire » est également un livre plein d'humour fin. Roth explique qu'il a écrit à Wikipedia pour démentir certaines informations à son sujet et qu'on lui a répondu qu'il manquait de « sources » pour que l'on réponde favorablement à sa requête. Voilà comment il fut considéré par Wikipedia « pas le mieux placé » pour corriger sa propre biographie. Il le dit sans ressentiment, avec humour et moquerie, soulignant l'absurdité de la situation mais s'en amusant, comme s'il racontait une anecdote de moindre importance. Roth rit et raconte légèrement plusieurs anecdotes de la sorte. Il n'y a pas de raisons de s'offusquer ni de se fâcher quand on a cerné son contemporain. On est comme prévenu, averti, vacciné, et on a anticipé ce genre d'absurdité.
Roth a arrêté d'écrire à soixante-dix-sept ans. Il s'est retiré car il avait tout dit, car il a eu le sentiment qu'il était asséché, tari, que tout ce qu'il ferait ensuite serait moins bon et il s'y est logiquement refusé. Son temps était passé, voilà, et il l'admettait comme une chose normale et naturelle, ni triste ni pathétique. Il y a la vie et puis la fin de vie, le moment d'être puissant et célèbre et puis celui d'aller comme un animal se terrer et mourir sans bruit ni susciter une pitié feinte.
Finalement c'est un très bon livre, parce que son auteur et un très bon auteur et un individu. Peut-être l'un des derniers, qui est à présent mort lui aussi.