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EAN : 9782072711732
560 pages
Gallimard (19/01/2023)
3/5   2 notes
Résumé :
La philosophie, comme on sait ou croit savoir, parle grec, allemand et sans doute français, mais certainement pas babylonien ou sanskrit. L'Inde a été exclue du champ de la philosophie "proprement dite" vers la fin du XVIIIᵉ siècle. Depuis, des générations d'indianistes ont plaidé en vain pour la révision d'un procès mal instruit. Il est temps de congédier les clichés qu'entretient l'Occident sur l'Inde ancienne, censément trop absorbée par sa religiosité pour... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
Pour présenter les différentes écoles de philosophie indienne, ce livre choisit de les comparer non pas avec celles de l'occident mais entre elles-mêmes, en plein débat. Car c'est avant tout du débat théologique et de la nécessité de faire valoir ses positions rationnellement qu'est née ce que l'on peut appeler la philosophie en Inde. Les auteurs font le choix de commencer tout de go par évoquer les positions des différentes écoles sur les grands thèmes philosophiques, sans avoir défini au préalable ces écoles, ce qui ne sera fait que dans une deuxième partie beaucoup plus brève, aux allures de catalogue. Une construction quelque peu étrange, qui rend une lecture linéaire très ardue pour le néophyte : mieux vaut lire la deuxième partie en premier, pour se familiariser avec les acteurs des débats philosophiques retracés dans la première partie. Cette réserve étant posée, voici ce que j'ai retiré de ce livre.

Les textes sacrés de l'Inde antique composés en sanskrit et nommés Veda décrivent le soi comme un souffle (atman). La partie spéculative du Veda (Upaniṣad), représentée par les vedānta, en vient peu à peu à décrire ce souffle comme une partie cachée de l'être, dont la connaissance fait coïncider avec une conscience universelle (brahman). C'est le principe fondateur du principal courant de l'hindouisme : le védisme, dont les adeptes sont les brahmanes (si bien qu'au fil du temps il deviendra le brahmanisme).

Et sur ces entrefaites survient le bouddhisme, qui lance un pavé dans la mare en rejetant l'atman. Pour lui le « je » est une illusion : il n'y a que l'impermanence. le « je » bouddhique, simple objet transitoire, s'oppose donc au sujet brahmanique, « temporellement étendu » et révélateur de l'atman. Cette fracture se maintient même dans le cas des écoles brahmaniques de philosophie sotériologiques les plus proches du bouddhisme, telles que le nyāya ou le sāṅkhya, qui envisagent aussi le cycle des réincarnations (samsara) comme une souffrance, mais veulent y remédier par la préservation du soi, en l'extrayant du samsara par le pouvoir de la raison (chez le nyāya), ou bien, chez le sāṅkhya, en prenant conscience de l'immuabilité du soi par rapport au dynamisme de la nature (ce qui a ouvert la voie à des techniques méditatives telles que le yoga).

L'opposition bouddhisme-brahmanisme se complexifie dès lors que l'on sort de la simple perspective du soi pour considérer l'ensemble des phénomènes sensibles. Si (sans surprise) le bouddhisme les perçoit également comme une illusion, il se retrouve rejoint en cela par certains courants idéalistes tels que l'advaita vedānta ou les śivaïtes pour lesquels rien n'existe en dehors de l'atman (ces deux courants se distinguent quant au fait que l'atman transcende ou embrasse ludiquement l'illusion d'un réel détaché de soi). À cette perspective, on peut opposer les courants du vedanta classique, ainsi que du nyāya et du mīmāṃsā qui ne partagent pas cette identification perpétuelle entre brahman et atman, voyant plutôt ce dernier comme une lampe révélant la réalité cachée, ce qui les place résolument du côté dualiste.

Le mīmāmsā, courant le plus intransigeant et conservateur à l'égard du Veda, a également la particularité d'être athée, car il considère le Veda comme une parole « éternelle et incréée », autosuffisante. de fait, les brahmanes dans leur ensemble ont un rapport sacré au langage. Pour eux, la parole est directement dictée par le brahman : non seulement la chose crée les mots (comme chez Cratyle) mais le mot crée également la chose (avec, selon les écoles, des divergences dans la définition de la « chose », chose individuelle ou bien forme au sens platonicien). Au sein du vedānta classique, le Veda est identifié à la parole sacrée de Brahmā le créateur, qui perpétue (aux côtés de Vishnou et Shiva) le cycle création-préservation-destruction à chaque nouvelle période cosmique. Les hymnes du Ṛgveda incarnent cette sacralité du langage, de même que la syllabe oṃ, symbole du brahman. Pour le mīmāṃsā, le Veda acquiert par ses mots une autorité intrinsèque qui mène à la connaissance du dharma (ou ordre cosmique). Selon cette logique, toute connaissance est intrinsèquement vraie en l'absence de réfutation. Concrètement, cette position permet par exemple de justifier les castes en tant que système issu du brahman. On qualifie cette doctrine du langage de « réalisme ontologique ». le bouddhisme s'y oppose en adoptant la position dite « nominaliste ». Ainsi les bouddhistes considèrent-ils que la reconnaissance et l'association d'un objet à un nom et une notion procèdent d'une falsification, déformation de la réalité. le langage et les conceptions abstraites érigées par celui-ci ne seraient donc que contingents, issus de l'illusion d'un monde extérieur à la conscience.

Et pour les bouddhistes, le temps lui-même participe de cette illusion. Selon eux, « toute entité n'existe que de manière purement instantanée. ». On échappe à la souffrance en cessant de croire que les choses durent. Une position opposée à celle du vaiśeṣika (courant brahmanique proche du nyāya), qui voit dans le temps une substance au même titre que le reste de la matière. Pour libérer l'atman, le vaiśeṣika envisage ainsi le réel selon différentes catégories osmotiques, incluant la matière (les « substances »), les qualités particulières, les natures communes et éternelles (les « universaux »), etc. Une position fort critiquée au sein du brahmanisme, notamment par l'advaita vedānta, qui n'accepte pas les catégorisations car elles occultent l'indifférenciation du brahman. le sāṅkhya s'oppose également aux catégorisations du vaiśeṣika, car il n'accepte que la divison entre atman immuable et « nature » en constante métamorphose. Et il évacue donc aussi la notion même de temps, manifestant une nouvelle affinité avec le bouddhisme.

Cependant, à force de nier la réalité du monde sensible, le bouddhisme prend le risque d'une contradiction majeure : si l'autre (dans le sens « autrui ») est une illusion, pourquoi lui témoigner de la compassion, valeur cardinale de cette religion ? Parce que, répondent les bouddhistes, la douleur entretient la « croyance en la personne », et doit donc être éradiquée sous toutes ses formes. Cette compassion fondée sur un constat négatif s'oppose à la compassion śivaïte, devant résulter d'une complétude de l'être identifié au brahman, qui joue à créer l'espace-temps et à s'en croire un acteur isolé au sein d'une multiplicité qui n'est pourtant autre que lui-même : tel est son pouvoir (śakti), où la reconnaissance du brahman par l'atman ne signe que la fin du jeu (mais pas du je, au contraire). Il y a là un côté dionysiaque et comédien qui n'aurait pas déplu à Nietzsche.

Je regrette le fait que le livre reste très évasif quant au jaïnisme, autre philosophie majeure de l'Inde et dont les positions sur les grands thèmes de la première partie n'apparaissent que peu ou pas. À l'inverse, les auteurs sont bien plus loquaces (voire redondants) sur le śivaïsme, auquel ils tendent systématiquement à donner le dernier mot. On comprend d'où vient cette partialité quand on voit qu'Isabelle Ratié est une spécialiste de cette philosophie, mais je ne lui en tiens pas rigueur car le sujet est intéressant. Malgré les problèmes d'équilibrage et de construction inhérents à une entreprise aussi vaste, ce livre est très informatif.
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En commençant la lecture de cet essai, j'ai réalisé que je n'aurais sans doute pas l'érudition nécessaire pour la poursuivre, ni un goût assez ancré de la culture philosophique pour me faire passer les premiers obstacles d'un contenu exigeant. Comme je n'aime pas abandonner un ouvrage au motif qu'il nécessite de ma part des efforts, j'ai persévéré.
La première question qu'aborde l'essai concerne l'existence même d'une philosophie indienne : autrement dit y a-t-il eu un système d'examen critique des textes brahmaniques et bouddhiques en dehors des discours religieux à vocation totalisante et, si oui, quand s'est-il constitué en tant que philosophie ? La philosophie indienne serait apparue entre le Ier et IIIe siècle de notre ère, ne serait en rien liée à une innovation politique, à la différence de la philosophie grecque, et ne se proposerait pas de fournir un mode de conception de la vie alternatif à celui prescrit par la religion. Il s'agirait, sans se détacher des religions du salut, collectif ou individuel, d'explorer les sources de la connaissance (épistémologie), la construction d'un raisonnement logique (syllogisme), d'identifier la nature de ce qui nous entoure (ontologie) dans un débat né de l'existence d'une pluralité de religions sur le continent indien. Cette exploration passe par la discussion entre courants opposés, la controverse entre des penseurs d'obédience différente, brahmanique, bouddhique, jaïnique.
Comment aborder la question de Dieu, d'autrui, du langage ? Chaque école possède son approche, débat, rejette ou inclut les arguments soulevés par les autres.
La seconde partie de l'ouvrage s'attache à présenter un aperçu historique et doctrinal des écoles et s'éloigne de la vulgarisation. Là, je n'ai pas surmonté la difficulté, trop de références, trop de termes sanskrits.
Lecture exigeante, difficile, elle n'est pas accessible – selon moi – à un lecteur qui chercherait simplement à se familiariser avec la philosophie indienne.
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J'ai eu la chance ssez atypiqueet il y a un travail très poussé derrière. Néanmoins je dois reconnaître qu'il doit être mis entre les mains de personnes qui ont l'habitude de lire ce genre d'essai que je trouve personnellement très pointu. Je persévère mais il me reste encore quelques chapitres. Il faut du temps pour se plonger dans ce livre et saisir toutes les subtilités de la pensée partagée.
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critiques presse (1)
NonFiction
03 mars 2023
Longtemps mise à l'écart des grands récits occidentaux sur l'histoire de la philosophie, la pensée indienne est ici explorée dans toute son ampleur théorique et polémique.
Lire la critique sur le site : NonFiction
Citations et extraits (4) Ajouter une citation
Mais que signifie au juste l’assertion selon laquelle le temps est pouvoir plutôt que substance ? Parler du temps comme d’un pouvoir, c’est d’abord admettre qu’il n’a pas d’existence indépendante de ce qui le possède — le pouvoir de brûler, par exemple, n’existe pas sans un substrat tel que le feu. Mais c’est aussi suggérer que ce qui le possède n’en est pas non plus entièrement distinct, puisque cette possession contribue à le définir : que serait un feu dépourvu de la capacité à brûler ? Un pouvoir et son substrat ne sont donc pas fondamentalement distincts l’un de l’autre, même si on peut les penser comme différents aspects d’une même réalité. Or, selon Bhartṛhari et les śivaïtes non dualistes, le temps est le pouvoir de la réalité suprême. Bhartṛhari désigne celle-ci comme le bhraman, tandis que les śivaïtes non dualistes y voient la conscience infinie de Śiva ; mais tous considèrent que cette réalité suprême, bien que fondamentalement une, exerce un pouvoir lui permettant de se manifester sous des formes infiniment diverses dans lesquelles elle ne s’épuise pas (une idée contraire aux principes de l’advaita vedānta, selon qui le bhraman ne peut réellement disposer d’aucun pouvoir, car ce dynamisme ruinerait son immutabilité). Le temps, selon Bhartṛhari et les śivaïtes non dualistes, est précisément la capacité qu’a le réel un à apparaître comme séquentiel et donc morcelé (les śivaïtes rapportent d’ailleurs le mot sanskrit qui signifie « temps », kāla, à la racine verbale KAL- pour autant qu’elle peut signifier « diviser »). Il faut donc, dans cette perspective, distinguer le temps comme pouvoir de morceler la manifestation du réel un, et ce que nous appelons également « temps », mais qui n’est en fait que le produit de ce pouvoir. Le temps au second sens est constitué par la succession et la simultanéité (autrement dit, par le fait que les événements se produisent ensemble ou non, la succession et son absence étant l’élément commun à toutes les actions grâce auquel on peut mesurer toute action par une autre) ; mais ce temps qui caractérise l’existence empirique n’est que l’effet de ce qui constitue le temps au sens strict du terme, à savoir le « pouvoir du temps » (kālaśakti, un mot composé qu’il faut comprendre littéralement comme le « pouvoir qu’est le temps »). Ce dernier transcende à la fois succession et simultanéité parce qu’il en est la source, et échappe donc à toute limitation temporelle, de même que, selon le śivaïte Jayaratha, le feu possède le pouvoir de brûler sans être lui-même affecté de brûlures.
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Abhinavagupta décrit le pouvoir de māyā par lequel [le soi] en vient à se prendre pour un sujet spatio-temporellement limité comme sa capacité à nier sa propre luminosité alors même qu’elle est pleinement manifeste […]. [Selon les śivaïtes,] manifestation et voilement de soi ne sont […] que les aspects complémentaires, ou l’éternelle pulsation, du dynamisme conscient qui constitue toute réalité. Cette capacité de la conscience à voiler ludiquement sa propre essence pourtant manifeste est éminemment paradoxale — elle accomplit « l’extraordinairement difficile », répètent les textes sivaïtes — mais n’en est pas moins tout à fait familière : chacun use de ce pouvoir dans les circonstances les plus ordinaires, car dans la distraction, dans la rêverie ou dans le jeu (celui des enfants, mais aussi celui des adultes qui se laissent prendre à la fiction du théâtre par exemple), la conscience ignore délibérément ce qu’elle sait. Ce pouvoir prodigieux et banal […] n’est pas une propriété adventice de la conscience : il est sa nature même. Selon les śivaïtes, en effet, les philosophes brahmaniques et leurs adversaires bouddhistes partagent une erreur qui fausse d’emblée la discussion sur le soi, lorsqu’ils postulent que celui-ci, fondement de l’identité, doit avoir une nature immuable et donc statique. Le soi se caractérise bien plutôt par une infinie plasticité qu’Abhinavagupta présente comme « le fait de ne pas reposer seulement dans une adéquation exclusive à soi » : dans ce système, être soi-même, ce n’est pas être confiné à « être seulement soi », et […] ce n’est pas en cherchant à renoncer au monde phénoménal, mais en cultivant les expériences ordinaires dans lesquelles se révèle cette liberté souveraine de la conscience, que l’individu souffrant peut recouvrer la pleine conscience de son identité.
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Comme l’a mémorablement suggéré Jean-Pierre Vernant, qui ne croyait pas au miracle grec, ce n’est pas simplement que la philosophie soit née de la pratique désormais entièrement publique d’une parole argumentée, le logos prenant en quelque façon « conscience de lui-même à travers sa fonction politique » ; c’est aussi et surtout qu’à peine née, elle questionne un univers physique apparaissant comme la transposition, la « projection » du cosmos politique réglé par l’isonomia, « l’égale participation de tous à l’exercice du pouvoir ». La philosophie présuppose donc d’emblée une « analogie de structure entre l’espace institutionnel dans lequel s’exprime le cosmos humain et l’espace physique dans lequel les Milésiens projettent le cosmos naturel ». […]
L’Inde n’a rien connu de comparable. Comme on l’a souvent noté, la naissance de la philosophie ne saurait y être solidarisée d’aucune innovation politique. De plus, si son avènement peut être situé entre le Ier et le IIIe siècle de notre ère, il ne paraît lié à aucun foyer géographique précis.
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Selon Bhāsarvajňa, Dieu a agencé l’univers jusqu’en ses moindres et plus triviaux détails pour permettre les nuances les plus subtiles de cette expérience rétributive. Il prend au mot la boutade du bouddhiste Prajňākaragupta raillant l’idée que l’univers résulte d’un dessein : « dans quel but [le créateur doué de réflexion] a-t-il [donc] fait les crottes de bique rondes ? » Bhāsarvajňa répond que, dans ce cas comme dans celui de tous les autres éléments de la création divine, « le plaisir et la douleur » singuliers résultant pour l’animal de cette forme spécifique constituent sa raison d’être – qu’il s’agisse de paons, de croissants de lune ou de réalités considérablement moins élégantes, Dieu a pensé le monde comme une vaste machine à produire désir et douleur.
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