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Citations et extraits (6) Ajouter une citation
Abhinavagupta décrit le pouvoir de māyā par lequel [le soi] en vient à se prendre pour un sujet spatio-temporellement limité comme sa capacité à nier sa propre luminosité alors même qu’elle est pleinement manifeste […]. [Selon les śivaïtes,] manifestation et voilement de soi ne sont […] que les aspects complémentaires, ou l’éternelle pulsation, du dynamisme conscient qui constitue toute réalité. Cette capacité de la conscience à voiler ludiquement sa propre essence pourtant manifeste est éminemment paradoxale — elle accomplit « l’extraordinairement difficile », répètent les textes sivaïtes — mais n’en est pas moins tout à fait familière : chacun use de ce pouvoir dans les circonstances les plus ordinaires, car dans la distraction, dans la rêverie ou dans le jeu (celui des enfants, mais aussi celui des adultes qui se laissent prendre à la fiction du théâtre par exemple), la conscience ignore délibérément ce qu’elle sait. Ce pouvoir prodigieux et banal […] n’est pas une propriété adventice de la conscience : il est sa nature même. Selon les śivaïtes, en effet, les philosophes brahmaniques et leurs adversaires bouddhistes partagent une erreur qui fausse d’emblée la discussion sur le soi, lorsqu’ils postulent que celui-ci, fondement de l’identité, doit avoir une nature immuable et donc statique. Le soi se caractérise bien plutôt par une infinie plasticité qu’Abhinavagupta présente comme « le fait de ne pas reposer seulement dans une adéquation exclusive à soi » : dans ce système, être soi-même, ce n’est pas être confiné à « être seulement soi », et […] ce n’est pas en cherchant à renoncer au monde phénoménal, mais en cultivant les expériences ordinaires dans lesquelles se révèle cette liberté souveraine de la conscience, que l’individu souffrant peut recouvrer la pleine conscience de son identité.
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Mais que signifie au juste l’assertion selon laquelle le temps est pouvoir plutôt que substance ? Parler du temps comme d’un pouvoir, c’est d’abord admettre qu’il n’a pas d’existence indépendante de ce qui le possède — le pouvoir de brûler, par exemple, n’existe pas sans un substrat tel que le feu. Mais c’est aussi suggérer que ce qui le possède n’en est pas non plus entièrement distinct, puisque cette possession contribue à le définir : que serait un feu dépourvu de la capacité à brûler ? Un pouvoir et son substrat ne sont donc pas fondamentalement distincts l’un de l’autre, même si on peut les penser comme différents aspects d’une même réalité. Or, selon Bhartṛhari et les śivaïtes non dualistes, le temps est le pouvoir de la réalité suprême. Bhartṛhari désigne celle-ci comme le bhraman, tandis que les śivaïtes non dualistes y voient la conscience infinie de Śiva ; mais tous considèrent que cette réalité suprême, bien que fondamentalement une, exerce un pouvoir lui permettant de se manifester sous des formes infiniment diverses dans lesquelles elle ne s’épuise pas (une idée contraire aux principes de l’advaita vedānta, selon qui le bhraman ne peut réellement disposer d’aucun pouvoir, car ce dynamisme ruinerait son immutabilité). Le temps, selon Bhartṛhari et les śivaïtes non dualistes, est précisément la capacité qu’a le réel un à apparaître comme séquentiel et donc morcelé (les śivaïtes rapportent d’ailleurs le mot sanskrit qui signifie « temps », kāla, à la racine verbale KAL- pour autant qu’elle peut signifier « diviser »). Il faut donc, dans cette perspective, distinguer le temps comme pouvoir de morceler la manifestation du réel un, et ce que nous appelons également « temps », mais qui n’est en fait que le produit de ce pouvoir. Le temps au second sens est constitué par la succession et la simultanéité (autrement dit, par le fait que les événements se produisent ensemble ou non, la succession et son absence étant l’élément commun à toutes les actions grâce auquel on peut mesurer toute action par une autre) ; mais ce temps qui caractérise l’existence empirique n’est que l’effet de ce qui constitue le temps au sens strict du terme, à savoir le « pouvoir du temps » (kālaśakti, un mot composé qu’il faut comprendre littéralement comme le « pouvoir qu’est le temps »). Ce dernier transcende à la fois succession et simultanéité parce qu’il en est la source, et échappe donc à toute limitation temporelle, de même que, selon le śivaïte Jayaratha, le feu possède le pouvoir de brûler sans être lui-même affecté de brûlures.
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Il est vrai que cette reconnaissance émerveillée de soi n'est en rien garantie par la raison. Comme Utpaladeva l'admet lui-même, les plus belles démonstrations de cette absence de contradiction ne produisent pas nécessairement, chez un sujet empirique pourtant saturé de bonne volonté, la réalisation de son identité avec la conscience absolue. Car dans un système qui fait une place aussi immense à la liberté, la nécessité de la raison n'est contraignante qu'à condition que la conscience veuille bien se laisser contraindre, et même si la démarche rationnelle du traité parvient au but que la Pratyabhijna lui assigne, il demeure un gouffre entre l'admission théorique de la possibilité de dire du Soi qu'il est le Seigneur décrit par Utpaladeva et Abhinavagupta, et la pleine réalisation de cette identité. Ce gouffre, paradoxalement, n'est qu'un écart infinitésimal, la "pointe" évanouissante d'un acte cognitif : le sujet qui fait nécessairement l'expérience de sa pure subjectivité lorsqu'il comprend l'inférence constituée par le traité est toujours libre d'ignorer cette expérience au-delà du temps et cependant nichée au coeur de la temporalité, de laisser passer cet instant fugitif dans lequel il n'est plus que la conscience absolue d'être conscience absolue - il lui suffit de ne porter attention qu'à l'état intermédiaire de l'acte cognitif dans lequel il s'appréhende lui-même comme un sujet saisissant un objet conceptuel distinct de lui, et de se laisser emporter, instant après instant, dans le flot des concepts, sans jamais prendre pleine conscience de la subjectivité dont sourd et dans laquelle se résorbe constamment ce flot. En dernière instance, c'est donc de la grâce (anugraha) seule que dépend la Reconnaissance : la raison ne peut que mettre en évidence une évidence à laquelle la conscience peut toujours refuser de se rendre. De ce point de vue, le système de la Pratyabhijna a quelque chose de profondément tragique - ou de profondément comique, comme on voudra : ce ne sont là sans doute que deux aspects partiels que recouvre la notion de jeu (drita) de la conscience -, car la grâce des sivaites non dualistes n'est certes pas le bon vouloir d'un dieu lointain, mais celui de la conscience elle-même choisissant de s’apparaître aliénée, elle n'en demeure pas moins appréhendée par le sujet aliéné comme le bon vouloir d'un Autre auquel il demeure désespérément suspendu, précisément parce que le sujet empirique est la conscience s'apparaissant comme aliénée.
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C’est toutefois du côté du bouddhisme que Johannes Bronkhorst a cru pouvoir trouver les premières attestations de la philosophie comme « enquête rationnelle » systématique et illimitée.
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Comme l’a mémorablement suggéré Jean-Pierre Vernant, qui ne croyait pas au miracle grec, ce n’est pas simplement que la philosophie soit née de la pratique désormais entièrement publique d’une parole argumentée, le logos prenant en quelque façon « conscience de lui-même à travers sa fonction politique » ; c’est aussi et surtout qu’à peine née, elle questionne un univers physique apparaissant comme la transposition, la « projection » du cosmos politique réglé par l’isonomia, « l’égale participation de tous à l’exercice du pouvoir ». La philosophie présuppose donc d’emblée une « analogie de structure entre l’espace institutionnel dans lequel s’exprime le cosmos humain et l’espace physique dans lequel les Milésiens projettent le cosmos naturel ». […]
L’Inde n’a rien connu de comparable. Comme on l’a souvent noté, la naissance de la philosophie ne saurait y être solidarisée d’aucune innovation politique. De plus, si son avènement peut être situé entre le Ier et le IIIe siècle de notre ère, il ne paraît lié à aucun foyer géographique précis.
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Selon Bhāsarvajňa, Dieu a agencé l’univers jusqu’en ses moindres et plus triviaux détails pour permettre les nuances les plus subtiles de cette expérience rétributive. Il prend au mot la boutade du bouddhiste Prajňākaragupta raillant l’idée que l’univers résulte d’un dessein : « dans quel but [le créateur doué de réflexion] a-t-il [donc] fait les crottes de bique rondes ? » Bhāsarvajňa répond que, dans ce cas comme dans celui de tous les autres éléments de la création divine, « le plaisir et la douleur » singuliers résultant pour l’animal de cette forme spécifique constituent sa raison d’être – qu’il s’agisse de paons, de croissants de lune ou de réalités considérablement moins élégantes, Dieu a pensé le monde comme une vaste machine à produire désir et douleur.
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