Oubliée pendant des décennies, la chanteuse et trompettiste de jazz Valaida Snow a resurgi depuis quelques années grâce à deux romanciers: Candace Allen (Valaida, 2004) et
Pascal Rannou (
Noire, la neige, 2008), ainsi qu'à un biographe, le canadien
Mark Miller (High Hat, Trumpet and Rhythm, 2007). A ces ouvrages s'est ajouté, en 2012, le volume de la collection BDjazz consacré à la musicienne américaine, dessiné par
Emmanuel Reuzé d'après un scénario de
Maël Rannou.
Ce ne sont pas les chanteuses de jazz qui manquent… même très belles, comme le fut Valaida. Les trompettistes sont déjà beaucoup plus rares: mais cela ne suffirait pas à attirer l'attention sur ce personnage, nimbé de mystère et qui s'attacha à entretenir le flou sur une existence mouvementée. Avant le travail rigoureux de Miller, les dictionnaires hésitaient déjà sur les origines de Valaida: on la faisait naître en 1900 ou en 1903. On lui attribue parfois deux soeurs, prénommées… Alvaida et Lavaida. Elle est née à Chattanooga, dans le Tennessee, état raciste du Sud des États-Unis. Selon certains, son père était blanc et dirigeait un Minstrel show, une sorte de music-hall ambulant présentant des numéros de chanteurs grimés. Sa mère aurait été noire, ce qui était illégal à l'époque: d'où une enfance difficile, marquée par un rejet des deux communautés. Ce qui est sûr est qu'elle s'initia très tôt à quantité d'instruments, dont la trompette. Elle devait vite en devenir une excellente spécialiste, à tel point que
Louis Armstrong aurait déclaré: « Elle m'imite si bien que je ne sais plus si c'est moi ou elle qui joue, quand je l'entends. » Mariée à quinze ans à un camarade artiste pour échapper à la famille, elle participe dès les années 20 à des vaudevilles, sortes de comédies musicales à grand spectacle, qui sont les principales distractions dans les villes américaines de l'entre deux guerres. Valaida chante, joue, mais se rend aussi célèbre par des numéros de danse très virtuoses. Elle parcourt le monde, côtoie
Josephine Baker, joue même à Shanghai ; se fixe en Europe et enregistre avec
Django Reinhardt. Elle se rend célèbre aussi par une vie privée très dissolue. Remariée en 1931 avec Ananias Berry, un danseur de claquettes qui n'a que seize ans, sans avoir divorcé, la voilà donc bigame, ce qui passe mal dans la puritaine Amérique. Cela ne l'empêche pas de multiplier les liaisons, notamment avec Earl Hines et
Maurice Chevalier. Elle joue son propre rôle dans quelques films à Hollywood, ce qui atteste de sa célébrité, et se serait vue offrir une trompette en or par la reine des Pays-Bas. Selon la quasi-totalité des sources, elle se rend au Danemark en 1941, sans se rendre compte que la guerre fait rage autour d'elle. Ses penchants toxicomaniaques prononcés contribuent sans doute à ce manque de lucidité. Arrêtée par les Allemands, qui ont envahi ce royaume, Valaida aurait été déportée dix-huit mois dans un camp de concentration. C'est l'aspect de son existence qui émeut le plus les commentateurs. Elle aurait été fouettée par un kapo en défendant un enfant battu par lui. Une cicatrice lui serait restée à l'arcade sourcilière, un peu comme celle que
Billie Holiday cahait derrière une gardénia, due à un conjoint violent... Échangée contre un espion allemand par les services secrets américains, elle rentre chez elle amaigrie mais nimbée du prestige que lui confère son martyre. Hélas pour elle, le jazz a évolué: ce sont désormais les be-boppers qui font la loi. Archaïque, le style de Valaida la condamne peu à peu à l'oubli, et elle meurt en 1956 après un dernier récital à New-York.
Pascal Rannou, grand amateur de jazz, a été intrigué par l'originalité de Valaida, découverte en feuilletant le "Dictionnaire du jazz" de la collection Bouquins-Laffont. Une femme noire qui s'appelle Snow, issue d'un mariage inter-racial dans un des états les plus racistes du Old Deep South, trompettiste de surcroît, membre d'un trio de soeurs affublées de prénoms quasi-identiques ; une femme émancipée, qui choisit l'instrument par définition le plus viril ; une femme mulâtre, victime des préjugés raciaux, déportée qui plus est… Il y a là plus qu'un sujet de roman. N'étant pas historien,
Pascal Rannou s'est appuyé sur ce socle pour improviser dans
Noire, la neige une fiction biographique où il exploite, en les recontextualisant, des anecdotes vécues par d'autres musiciens:
Billie Holiday,
Sidney Bechet,
Mezz Mezzrow, Anita O'Day… Il s'inspire aussi des récits de déportés, comme
Charlotte Delbo. Nul plagiat: il signale ces emprunts, et l'auteur d'une biofiction sur n'importe quelle célébrité pourrait également réécrire des anecdotes vécues par elle ou en inventer.
Il invente aussi, beaucoup, notamment quand il fait de Valaida une proche amie de Django (avec qui elle a joué, on l'a dit), de
Boris Vian et des Surréalistes. Avec ceux-ci, « sa » Valaida visite l'Exposition universelle de 1931, où elle découvre avec horreur le pavillon où sont enfermés des Kanak à qui on ordonne de faire les sauvages pour amuser la galerie.
Écrit sur un rythme rapide, dans un style souvent poétique, parfois réaliste, le roman de
Pascal Rannou se lit d'une traite, tant les tribulations qu'il fait vivre à « sa » Valaida sont haletantes et foisonnantes. C'est un pan de l'Histoire du XXè siècle qui défile sous nos yeux, de Harlem au Paris occupé, du Tennessee à Auschwitz, en passant même par… la Bretagne, où
Yves Tanguy conduit une Valaida éberluée par les moeurs des autochtones! "
Noire, la neige" aurait dû s'intituler "Chattanooga-Pitchipoï" : Pitchipoï désignait Auschwitz dans le langage des enfants juifs parqués à Drancy, et qui ignoraient où on les emmènerait. Ce titre, selon l'auteur « évoquait le bruissement des cymbales d'une batterie et le bruit du train: celui des tournées incessantes comme celui de la déportation. » L'éditeur, hélas, n'en a pas voulu et a imposé ce titre insipide.
Ce n'est qu'après la publication de son roman que
Pascal Rannou a découvert la biographie publiée au Canada, en anglais, par
Mark Miller. Se reposant sur les articles de journaux, les états-civils, les fiches de renseignements américains et danois, Miller a détruit le flou qui entourait la vie de Valaida. En fait, elle s'appelait Valada, et n'a ajouté le i central de son prénom qu'en 1931. Une seule soeur, prénommée Lavada, et un frère qui s'appelle… Aviator. Pas d'union mixte, les deux parents étant déjà métis d'origine indienne.
Pas De père aimant, victime du racisme, mais un affreux Thénardier noir faisant jouer sa petite troupe d'enfants du matin au soir, en haillons pour apitoyer les passants.
Pas De trompette en or, mais une cleptomane qui se fait arrêter, à Copenhague, après avoir volé des dizaines de couverts en argent dans un hôtel, grief auquel s'ajoute celui de consommatrice de morphine… Et surtout, pas de déportation: un simple séjour de droit commun à la prison centrale de Copenhague, Vestre Faengsel – celle qui hébergera Céline quelques années plus tard: curieuse prison pour mythomanes! La cicatrice? Due à un accident de la route... Valaida, se faisant passer pour victime, en tirera un sursaut de gloire qui s'évanouira vite, une fois la supercherie éventée.
Du coup, le lecteur peut être un peu agacé par la lecture: il aurait fallu choisir entre vraie bio et pure fiction! La Valaida de Rannou n'a, in fine, plus grand-chose à voir avec la vraie... Reste un livre palpitant, écrit dans uen langue souvent lyrique, parfois plus factuelle, avec des dialogues nombreux, très vivants, le long de scènes tragiques, parfois drôles et émouvantes.