A première vue c'est un roman d'apparence classique, avec narration à la troisième personne et pour personnage central, Bernard Lehameau, presque un anti-héros. Il ne s'y passe pas grand-chose à part des réunions familiales chez des petits-bourgeois, une séance de cinéma, une promenade sur la jetée et quelques conversations entre la libraire de la ville et Bernard Lehameau. Il y a une ébauche d'histoire d'amour (ou plutôt de plusieurs) aussi. La première guerre est très présente mais on est bien loin du front. Au premier degré ce roman a le charme de la simplicité, de la peinture d'un quotidien aux tonalités mélancoliques, très calme. Tout cela est trompeur, c'est du
Queneau, donc il est sûr qu'il n'est pas question de s'arrêter à cela. Je suis sûre que je n'ai pas repéré le quart des détails à repérer, il faut dire que
Georges Perec dit de ce roman qu'il « s'achemine doucement vers l'inépuisable ». Perec nous donne d'ailleurs dans la quatrième de couverture quelques pistes. D'abord il y a du Hamlet dans ce Lehameau, la scène du cimetière avec le fossoyeur Ducouillon (Yorick), et puis Frédéric caché comme un rat (de bibliothèque) derrière une tenture (à l'arrière de la librairie) a quelque chose de Polonius, quand à Helena Weeds, elle tient d'Ophélie. Et puis tiens, Weeds en anglais c'est Chiendent ! Il ne faut pas pour autant y chercher un sens, c'est essentiellement un jeu de piste, et
Queneau joue avec notre culture littéraire comme il joue avec les mots. Un peu plus sérieusement, le roman se passe au Havre où
Queneau est né et a passé son enfance et son adolescence, où il était donc pendant la première guerre, époque où il a tenu un journal. L'origine du malheur de Bernard Lehameau, l'incendie d'un cinéma est un événement réel qui correspond à la date de l'anniversaire de l'auteur (21/02/1903). En fait tout le contexte historique est très précis, chaque événement cité permet de dater les événements du roman, rien n'est imaginaire ou inventé. On trouve aussi, bien sûr, mais peut-être en moins grande quantité que dans d'autres romans des jeux sur les mots : francisation graphique de mots ou de phrases en anglais, français massacré (ici surtout par le petit Polo), des expressions inattendues et des trouvailles verbales (« [il] se contenta d'épousseter sa voisine, la jeune, de propos badins »). Tout cela mis bout à bout fait de ce court roman sur les banales tribulations de personnages insignifiants bourrés de préjugés racistes, misogynes et sociaux un petit livre bien agréable.