Dans «
LE DESIR ATTRAPE PAR LA QUEUE», pièce de théâtre écrite en 1941, issue d'un véritable acte de "résistance créative", Picasso opte pour l'écriture automatique et, visiblement, ne semble pas trop se soucier des conventions purement théâtrales. Les débordements de son imaginaire, qui se laisse aller à ses seules et uniques règles, expliquent peut-être en grande partie les très rares tentatives de montage de ce texte profondément irrévérent.
Il faut l'imaginer, Picasso, en ces temps de privations de toutes sortes, vivant dans son atelier froid qu'il n'arrivait pas à chauffer en ce mois de janvier 1941, dans ce Paris sous l'Occupation qu'il n'avait pas voulu déserter, pour comprendre pleinement pourquoi les personnages du «Désir» passent leur temps à vouloir se mettre au chaud et à bien bouffer! Faim, froid, quête d'amour, où même le Silence et les Angoisses (deux soeurs inséparables : l'Angoisse Maigre et l'Angoisse Grasse) accèderont au rang de personnages à part entière.
Le désir doit être attrapé par la queue, rattrapé par tous les moyens possibles dans ces absences inquiétantes où il risque de disparaître d'une fois pour toutes. Picasso prétendait qu'il écrivait à des moments où il ne pouvait «ni peindre ni dessiner». L'écriture restera pourtant marquée ici par le sceau de son art pictural. Ses personnages, après tout, ne pourraient-ils représenter des formes graphiques (le Bout Rond) ou des morceaux de corps (le Gros Pied) ? Picasso se serait-il représenté lui-même en Gros Pied, l'artiste? Nous connaissons tous la fréquence et l'ampleur de cet élément anatomique dans ses tableaux : les grands pieds y sont, en effet, un motif très récurrent.
Le «Désir» comporte encore bien d'autres allusions à la peinture, y compris un « Déjeuner sur l'herbe » littéralement mis en boîte, dans des cercueils où les personnages seront enfermés et cloués! Ce sont encore des tableaux que Picasso aurait pu évoquer lorsque, par exemple, les personnages féminins coupent les cheveux de Gros Pied endormi (Samson et Dalila) ou quand les Rideaux, vivants, s'agitent par une nuit d'orage au milieu de feux follets et de la pluie qui tombe.
L'on trouve également, parmi les personnages, des légumes (l'Oignon) et un dessert (la Tarte), ingrédients par ailleurs d'un bon repas! Il y a dans la pièce un caractère franchement «culinaire », comme l'avait remarqué à juste titre
Raymond Queneau à la lecture du texte. Les Angoisses, bien qu'icônes d'une certaine féminité à coloration ouvertement masochiste, sont également du «gras» et du «maigre», personnages-ingrédients indispensables à la soupe préparée au deuxième acte, dans la grande baignoire-casserole où tous trempent et d'où elles émergeront en compagnie de l'Oignon, du Bout Rond et…pourquoi pas, d'un Gros Pied de cochon!!
La femme désirée (la Tarte) est, quant à elle, le dessert qui se dérobe à l'homme, ou qu'il dévore. L'amour ici devient urgence et dévoration, les rêves s'avèrent impossibles ou finissent en massacre. Si, au début de la pièce, il s'agit de bien bouffer dans une belle villa, à la fin tous se retrouvent dans la chambre-égout des Angoisses. L'idéal qu'ils partageaient se transformera en une série d'accusations réciproques et stériles, alors que, dehors, les bombes et la destruction les guetteront.
Plutôt que raconter une histoire chronologiquement structurée ,«
le Désir attrapé par la queue » se présente comme une succession de saynètes et tableaux. «Farce tragique ou tragédie bouffonne», selon l'auteur lui-même, passant sans transition du sublime au grotesque, la pièce est à classer parmi les grands textes du théâtre de l'absurde. Corpusculaire et morcelée, à l'image même du désir et de sa nature foncièrement insaisissable, son texte est construit à partir d'un mélange original de langages artistiques et sensoriels, à la fois poétique et pictural, olfactif et gustatif.
La première «présentation» officielle du «Désir» en fut la lecture qui eut lieu chez les
Leiris en 1944, entourés entre autres de
Sartre, Beauvoir, Camus,
Lacan..! Depuis, une petite poignée de montages d'avant-garde auront essayé de restituer sur scène, tant bien que mal (souvent par le biais de lectures-montages ou de lectures-performances) un texte ayant acquis la fâcheuse réputation de ne pas avoir été conçu pour faire l'objet d'une vraie mise-en-scène théâtrale. Dommage ! L'évolution de la mise en scène contemporaine, avec le développement de la notion de « spectacle vivant total», tendant à briser les barrières entre les langages artistiques et scéniques (le cirque-théâtre, le théâtre-danse, l'installation vidéo…) et associant en même temps de nouvelles technologies (éclairage, son, hologrammes…), justifieraient pleinement une remise en cause du caractère « imontable » dont ce texte semble, hélas, encore de nos jours, pâtir injustement.
Jouissif et transgressif, le « Désir.. » reste, sous son aspect apparemment délirant, expérimental et foutraque, un pièce dotée d'un langage poétique et visuel extrêmement puissant, n'ayant pas trouvé, à ce jour, une réalisation, me semble-t-il, qui lui ai véritablement rendu honneur. Potentiellement riche de sens à explorer sur scène, certaines de ses évocations restent d'une incontestable actualité. Telle, par exemple, cette dernière scène, où tous les personnages ayant échoué enfin dans la chambre-égout des Angoisses, et alors que le danger approche, ne peuvent rien faire d'autre que se bander les yeux et s'accuser mutuellement…Mais l'étrange boule qui descend sur eux pour sceller leur sort, portera tout simplement l'inscription : PERSONNE.