« Mais j'ai vu, autour de moi, les femmes se briser une par une. Que ça se fasse dans la dignité du silence ne nous aura pas avancées. »
De prime abord, difficile de trouver plus éloignés l'un de l'autre que «
Cher connard » de
Virginie Despentes, dont est issue la citation ci-dessus, et «
Mamie Luger ». Qu'auraient de commun Rebecca et Zoé Katana, les deux héroïnes du roman de la première, avec Berthe Gavignol, la mamie impayable du second ?
«
Mamie Luger » s'ouvre sur une fusillade carabinée de Berthe Gavignol, 102 ans et pas toutes ses dents, contre la police qui vient l'arrêter, après qu'elle a truffé le derrière de son voisin de quelques balles bien senties. Ce qui la mènera en garde à vue, où elle sera sommée de s'expliquer par André Ventura, inspecteur de son état. Celui-ci assistera ainsi, entre agacement et tendresse pour cette mamie rebelle et plus que rock'n'roll, à l'interrogatoire le plus extraordinaire de sa carrière : « […] il n'aura très probablement plus jamais d'affaire aussi spectaculaire que celle de Berthe. L'interrogatoire d'une vie. Ceux qui suivront lui paraîtront bien ordinaires en comparaison. »
Car Berthe Gavignol, c'est quelque chose ! Grande gueule, d'un bagout incroyable, d'un avant-gardisme qu'elle ne cessera de payer toute sa vie dans sa campagne auvergnate bien-pensante, elle ne se laisse pas démonter et raconte ainsi sa vie par le menu, illustrant bien pourquoi la rumeur lui donnait le surnom de « Veuve noire » : en effet, cinq maris, cinq disparitions, ça laisse songeur. C'est que Berthe, malgré sa liberté de penser et son envie irrépressible de vivre, a bien mal su choisir ses maris, tout en sachant en revanche bien s'en débarrasser. Pour aussitôt replonger dans un nouveau mariage sur un coup de tête. J'avoue avoir été déroutée sinon agacée par cette femme si indépendante, si déterminée à penser par elle-même, retomber sans réfléchir dans le même piège marital.
Mais ce procédé répétitif auquel on peut reprocher un certain manque de subtilité, a le mérite de mettre en avant le féminisme de Berthe, exacerbé par les violences qu'elle a subies (et c'est là que le trait d'union avec Despentes se fait) et la rage pure qu'elle ressent envers les hommes, plus largement envers un système patriarcal qui domine les femmes et les détruit, aidé en cela par une justice défaillante :
« - T'es pas assez con pour m'dire que la vie est juste, le provoque la vieille.
- Non effectivement, je ne vais pas vous dire cette connerie.
- Par contre la loi, t'y crois ?
- Ca fait trente ans que je la défends, et oui, j'y crois.
- Et t'étais où quand y fallait m'défendre, moi ?
- […] Je n'étais pas né.
- Fais pas l'malin. Toi, ou un autre, derrière vot' Code civil, y en a pas eu un pour réagir. Ces meurtres à p'tit feu, y comptent pas pour des assassinats. Un mari qui vous bat, qui vous torture, qui vous détruit, il est pas puni par la loi…
- S'il y a des preuves, si.
- Tu peux me montrer des blessures qui s'voient pas, toi ? La justice et la loi font pas meilleur ménage qu'un mariage arrangé. »
Une femme a-t-elle ainsi d'autres moyens de se défendre qu'en se mettant au niveau de la violence masculine, surtout quand elle sait qu'elle n'obtiendra rien de la justice ? Berthe a choisi, et le sang a ainsi accompagné cette vie pleine d'épreuves.
«
Mamie Luger » est donc un récit plein de rebondissements dignes d'un grand huit et de changements de ton. Les premières pages sont très drôles, avec ce ton potache et enlevé, pour progressivement passer à un registre plus sombre, voire triste quand Berthe raconte sa vie marquée par les hommes qui ont traversé sa vie, pour le meilleur et surtout le pire. On rit, on pleure, on réfléchit, dans le tourbillon de cette Berthe qui n'est jamais là où on l'attend, elle qui a toujours un jeu d'avance. Inoubliable et impayable, cette mamie.