Dans le Dorset, au creux de la campagne environnant Dorchester, entre champs de blé et pâturages, une demeure se dissimule derrière des murs de briques et de hauts pins noirs. Un endroit isolé, sans électricité, où seules des lampes à pétrole percent l'obscurité.
Dans l'allée menant à la maison, on a pu y voir un vieil homme aidé d'une canne, un terrier nommé Wessex (ou Wessie pour les intimes) trottant sur ses talons. C'était à l'
hiver 1924 et le célèbre écrivain
Thomas Hardy avait alors quatre-vingt quatre ans.
Christopher Nicholson, s'appuyant sur des personnes qui ont bel et bien entouré le vieil homme, a fait courir son imagination pour percer les murs de cette demeure isolée et entrer dans l'intimité d'un couple au moment où le grand roman Tess d'Uberville doit se jouer par une compagnie d'amateurs dans un théâtre de Dorchester. C'est sûrement poussé par le désir de voir la jeune et belle Gertrude Bugler dans le rôle de Tess que l'écrivain a consenti si tardivement à l'adaptation théâtrale de son roman.
Pour relater cet épisode fictif de la vie de
Thomas Hardy, l'auteur d'
Hiver a fait le choix d'un narrateur omniscient en ce qui concerne le grand écrivain mais il a donné la parole à sa femme, Florence, ainsi qu'à Gertrude. Est-ce par humilité, par profond respect, qu'il n'a pas voulu parler en lieu et place de
Thomas Hardy ?
Thomas Hardy se retire chaque matin, après sa promenade suivie du petit-déjeuner, dans son cabinet de travail, un châle sur les épaules. Il ne rompt jamais avec les habitudes, c'est le secret de sa productivité littéraire. le corps fatigue, l'inspiration se fait capricieuse ces deniers temps mais il ne renonce pas à écrire des
poèmes. Il ne peut, non plus, renoncer à admirer la beauté féminine et le rayonnement, la joie de vivre de Gertrude suscitent chez lui une admiration sans bornes pas loin d'un ultime sentiment amoureux. Il se prend à rêver sur des circonstances différentes qui auraient pu les réunir. Son imagination d'écrivain anime la jeune femme dans ses pensées jusqu'à la confondre avec le personnage de Tess. Pour lui, elle représente l'incarnation même de Tess et pour cause puisqu'elle le renvoie des années en arrière à une fugitive rencontre, celle d'une très belle laitière entraperçue dans la brume matinale lors d'une promenade. La jeune fille d'alors répondait à la quintessence de la beauté pour l'écrivain et lui a inspiré le personnage de Tess. Cette jeune fermière s'avère être la mère de Gertrude.
Mais Thomas vit avec Florence, sa seconde femme, qui n'a que quarante cinq ans et vient de se faire opérer d'une excroissance au niveau du coup. Elle est chétive, maladive, hypocondriaque et aigrie, sa jalousie vis-à-vis de Gertrude va éclater tout au long de son récit. Elle pointe le caractère obstiné de son mari et gémit sur son manque d'attention envers elle. Ses plaintes portent de manière récurrente sur les arbres qui cernent la maison, mangent la lumière et l'oppressent. Mais
Thomas Hardy, sensible à la nature, ne veut pas entendre parler d'élagage. À travers ses paroles, bien souvent excessives et pleines d'une jalousie maladive, elle sort tous les griefs éprouvés contre son mari et ne reconnaît pas sa compréhension de la psychologie féminine que les autres admirent chez lui. Elle lui est pourtant toute dévouée mais n'est pas payée en retour.
La véhémence de Florence ira crescendo, et en dénigrant la pièce et ses interprètes, notamment Gertrude, elle en deviendra odieuse.
Alors quel homme était finalement
Thomas Hardy ? Celui plein de sollicitudes dont nous parle Gertrude ou l'homme égoïste qui ressort des propos de Florence ?
Ces pages nous le montrent solitaire, profondément épris de la campagne, d'une sensibilité touchante au monde naturel qui transparaît dans son attachement aux arbres et son refus de les mutiler.
Christopher Nicholson nous livre ici des passages très émouvants sur les arbres. Hardy était aussi entièrement tourné vers sa production littéraire, souvent mélancolique, refusant mondanité et modernité et considérant l'espèce humaine comme une nuisance.
Face à sa femme et ses crises émotives, il ne constate que l'impossibilité d'une vie heureuse au sein du mariage. L'amour durable peut-il exister ? Un sujet qui emplit ses romans, « l'amour et ses illusions ».
Lecture contemplative mais pleine de profondeur, qui mêle avec pudeur l'admiration et la reconnaissance de Gertrude pour l'écrivain et son oeuvre, l'amertume de sa seconde femme qui vit dans l'ombre du travail de son mari et à l'ombre de ses arbres et enfin la constance, l'attachement à sa routine d'un vieil homme qui n'a plus beaucoup d'
hivers à vivre. Ce roman intimiste sur un écrivain que j'affectionne particulièrement est plutôt mélancolique, à l'image des derniers
poèmes de
Thomas Hardy. Les craintes du vieil homme, en ce qui concerne la pièce de théâtre, montrent l'importance de ses écrits dans sa vie. Dans les journées brumeuses merveilleusement dépeintes par l'auteur, on se laisse inévitablement gagner par l'atmosphère de cet
hiver 1924.