Reviviscences

Le matin du 13 mai 1968, nous n'avions pas gagné la rue. Nous étions restés tous deux dans la chaleur douce de notre étreinte. La clameur de la rue résonnait à la fenêtre de notre chambre d'hôtel, tandis que nos cœurs battaient la cadence d'une révolution en marche. La population
enfantait une société plus à sa mesure, et dans ses bras je naissais une seconde fois.
« Soyez réalistes, demandez l'impossible ».
Je l'avais obtenu.

Je m'étais pourtant promis de ne jamais être une subordonnée. Femme moderne était un état que je voulais invariable, non soumise, je m'étais fait la promesse de ne jamais pleurer pour un homme. À la condition unique de ne jamais rencontrer l'Homme, celui dont le verbe aimer se conjugue à tous les temps. Je suis tel ce mur, rongée par la flatterie, j'ai baissé mes défenses et me suis mise à nue, offrant pour une unique fois mon intimité telle une évidence. Cela ne pouvait être que lui.
Il n'y aura jamais de Nous. Lui est resté Il, tandis que Je n'est plus rien. Il y a eu un On le temps d'un soir. Tout juste m'a-t-il dit Tu. Pour moi, il avait l'image d'un Vous, et pourtant, celui-ci ne s'est révélé qu'un Ils.
Je ne suis même plus un Elle. Je suis un pronom impersonnel, une voix passive qui subit l'action. Le passé est devenu un présent sans futur, j'étais un singulier imparfait, devenue pluriel à cause d'une faute d'accord. Une erreur de syntaxe. La négation de mon état n'est plus auxiliaire, enceinte est mon adjectif qualificatif. Je suis perdue, guère d'impératif, ma vie se conjugue désormais au conditionnel.

Soupe à la grimace. Cela commence dès le dîner, où adultes comme enfants n'ont pas grand appétit. L'atmosphère du repas est un peu plus
lourde que les précédents, moins festive et plus sérieuse. La famille sent que quelque chose d'imminent se prépare, et aux mines de chacun,
on devine un événement en totale contradiction avec les après-midi passées à la plage, les glaces au goûter, les réveils tardifs et les couchers
encore plus décalés. Puis l'un des deux parents se résigne à prononcer les mots fatidiques, ceux qui font mal aussi bien pour celui qui les
prononce que pour ceux à qui ils sont destinés. Les vacances sont finies. Demain c'est l'école.