Raconter sa vie, c'est une idée que des amis ont pour nous quelquefois : « Pourquoi ne racontez-vous pas votre vie ? » Oui, pourquoi ? Par humilité ? Non, l'orgueil suffirait bien à nous en détourner. D'ailleurs que raconterions-nous, si nous ne fûmes que peu mêlés aux événements et si nous n'en avons rien vu de près ? Mais il s'agit bien de cela pour nos conseilleurs ! Ils exigent de nous l'histoire d'un écrivain qui, par inclination et par métier, durant une grande part de son existence, fut plus attentif à lui-même qu'à la confuse mêlée politique. Sans doute songent-ils que les guerres ne manqueront jamais de généraux et de politiciens pour démontrer en plusieurs tomes que ce sont d'autres qu'eux qui les ont perdues. En revanche, le secret combat d'une destinée particulière, ce que l'auteur de l'Imitation appelle « les divers mouvements de la nature et de la grâce », voilà, disent-ils, un récit digne d'occuper les loisirs de mon déclin.
Je ne me laisserai pas tenter. Se connaître et se décrire, comme Benjamin Constant ou Stendhal se sont connus et décrits, ce n'est plus ce qui aujourd'hui nous est demandé.
Ce n'est plus à ce voyage autour de nous-même que nous sommes conviés. L'exigence qu'on nous manifeste est d'un autre ordre, même si on ne la formule pas. Depuis un demi-siècle, Freud, quoi que nous pensions de lui, nous oblige à tout voir, et d'abord nous-même, à travers des lunettes que nous ne quittons plus. Dès le lendemain de l'autre guerre, son empire s'est imposé à tous. Je vois encore le trottoir luisant, à un angle de l'avenue Victor-Hugo, où Drieu me confia - mais peut-être était-ce Crevel ? - qu'il allait écrire un livre intitulé Histoire de mon corps. Et il se peut après tout que l'un d'eux l'ait écrit. (Je songe tout à coup que leurs pauvres corps ont eu la même fin et qu'ils furent retrouvés tous deux glacés au fond d'une baignoire.)
Elle eût été aussi, cette histoire de leur corps, celle de leurs passions, de leurs pensées et de leurs songes ; car il n'est plus question pour personne désormais de découper son destin selon les pointillés imposés par nos manuels de philosophie : intelligence, sensibilité, volonté. L'auteur d'une autobiographie est condamné au tout ou rien. Ne dis rien si tu ne dois pas tout dire : ton monologue doit être l'expression d'un magma.
31 – [Le Livre de poche n° 1504-1505, p. 7-8-9]
L'auteur d'une autobiographie est condamné au tout ou rien. Ne dis rien si tu ne dois pas tout dire : ton monologue doit être l'expression d'un magma.
Je ne dirai donc rien. Et d'abord parce que, si nous étions assez fou pour l'entreprendre, cette folie ne nous concernerait pas seul. A la source de nous-même, il n'y pas nous-même, mais le fourmillement de la race. Notre enfance nous apparaît comme une nébuleuse, dont une mère est le noyau tendre et rayonnant. Notre histoire personnelle, dès son premier chapitre, attenterait au miséricordieux oubli que goûte justement dans la mort toute la créature qui a vécu avec décence et dévotion, comme l'ont fait celles dont je suis issu.
C'est déjà trop de ce qu'il est passé des morts malgré nous dans les fictions que nous avons inventées. Je m'irritais quand j'étais jeune de ce mur dressé par la bourgeoisie d'autrefois contre tous les regards et, chez certains, de ces eaux troublées exprès pour dissimuler ce qui ne devait pas être connu. Je mesure mieux aujourd'hui, lorsque j'essaie d'imaginer ce que devrait être l'histoire de ma vie racontée par moi-même, quel risque permanent d'attentat constitue le monstre de lettres, qui tire sa substance d'une classe et d'une lignée.
788 - [Le Livre de Poche n°1504, p. 11-12]
Sans craindre de déranger quelque dieu inconnu, il foulait le sable immaculé que ride un courant éternel, celui qui entraînait, croyais-je, vers la mer, nos bateaux frêles, taillés dans une écorce de pin.
Le cours du temps que les chasseurs d'images ont eu l'illusion de remonter continue de rouler autour de moi ; il entraîne ce que la pellicule a fixé : ces reflets d'un petit monde détruit depuis tant d'années, entre des millions d'autres petits mondes ; le pouvoir de résurrection que possède un écrivain pourrait s'appliquer à toutes les vies si, comme je le crois, il existe autant de paradis perdus qu'il y a eu d'enfances.
Peut-être l'art n'est-il qu'une tentative prométhéenne de fixer ce qui, par un décret des puissances suprêmes, doit être entraîné et anéanti. Peut-être ce que Baudelaire croyait être le plus haut témoignage que nous puissions donner de notre dignité, apparaît-il au contraire à l'Etre infini comme un effort dérisoire pour contrecarrer ses desseins. L'oubli est la loi inéluctable contre laquelle désespérément nous nous insurgeons, écrivains, musiciens, peintres, chasseurs d'images. A l'endroit où, botté de caoutchouc, le photographe était entré dans le lit de la Hure, aucune trace n'a subsisté de son passage d'un instant. Le sable est aussi pur entre les longues mousses que fait bouger à peine le courant qui murmurait déjà au temps du prince Noir et qui ne s'arrêtera jamais de couler. Tout est là encore sous mon regard de ce que la pellicule a fixé, et rien n'en demeure puisque, lointains ou proches, les instants sont toujours ce qui n'est plus.
La vibration des étés de mon enfance, il est étrange que je ne la retrouve plus en écoutant les étés de ma vieillesse. Mais mon sang se souvient d'elle et la recompose sourdement... Peut-être les pins morts, dont le cœur était pourri et que les tempêtes d'équinoxe ont abattus au long de ces soixante années pleurent-ils en moi et leur gémissement se confond avec le ressac de mon sang contre je ne sais quel récif inconnu.
Assumer la vie telle qu'elle est, c'est devant ce premier de tous les devoirs que le romantique se dérobe. Au fond, sa folie, il la choisit parce qu'il la préfère. Il préfère ce qui n'est pas à ce qui est : voilà le péché mortel du romantisme.
Philippe Dazet-Brun vous présente son ouvrage "François Mauriac : L'inguérissable jeunesse" aux éditions Memoring.
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