Entre féminité et masculinité, (en)quête non-binaire expérimentée à travers la langue que Kim de L'Horizon tord, tourne, enfonce, défonce, réinvente…Un texte incandescent d'une poésie renversante, à la fonction exutoire parfois gênante, souvent bouleversante, à l'inventivité rafraichissante ! Pour (h)être, envers et contre tout , le chemin de la liberté se profilant en écrivant!
Ce livre qui écorche la bien-pensance et ensanglante les normes, ce livre de sang (le titre en allemand est Blutbuch qui signifie littéralement Livre de sang), a occupé Kim de L'Horizon (nom de plume inspiré d'une anagramme de ses prénom (masculin) et nom légaux, imaginée pendant son adolescence) pendant dix ans. de nationalité suisse, l'artiste a obtenu en 2022 le prix littéraire le plus prestigieux de la littérature germanophone, le Deutscher Buchpreis, l'équivalent du Goncourt. Auparavant, il (je devrais écrire iel, j'ai hésité j'avoue après la lecture d'un tel livre mais je me décide à garder ma façon d'écrire habituelle) s'était intéressé au théâtre, avait écrit plusieurs pièces et s'était déjà fait remarquer en participant à des concours littéraires suisses. Dès la cérémonie officielle à Frankfurt, ce fut un flot de réactions extrêmes depuis l'admiration jusqu'à la haine et aux menaces de mort, réactions qui sont souvent à l'oeuvre face aux personnes non binaires qui se revendiquent comme telles tant l'ignorance à leur encontre est source de méfiance et de rejet. Il faut dire aussi que l'artiste a fait parler de lui en recevant son prix, moulé dans son incroyable tenue sylvestre (n'hésitez pas à aller voir), se rasant en direct les cheveux et dédiant son prix aux femmes iraniennes.
Désireuse de comprendre la non-binarité qui singularise chaque année une poignée de mes étudiant.e.s, je me suis plongée avec curiosité dans ce texte sur la non-binarité certes, mais qui plus est, écrit par une personne non-binaire. Alors produit promotionnel dans l'air du temps éminemment éphémère ou réel marqueur de la société actuelle en passe de devenir une référence de la littérature du 21ème siècle ?
« Je suis un banc de sable qui se fait passer pour une île. Les marées m'érodent, la houle m'emporte, me défait. Les vagues arrivent chargées de nouveauté ».
Déjà, il me semble que ce livre devrait être lu dans sa langue d'origine, l'allemand, même si la traductrice,
Rose Labourie, a fait un travail absolument remarquable et a opéré des choix, choix qu'elle explique dans la préface du livre. Elle a utilisé les « ǝ », « æ » et « ille » et « iel » afin de marquer la revendication non-binaire (genderfluid) de Kim de L'Horizon. L'autre prouesse fut de transposer l'inventivité d'une langue qui mélange et imbrique l'une dans l'autre, passant de l'allemand au suisse-allemand, au dialecte, à l'anglais et est truffée de néologismes propres au langage queer et trans. Dans cette préface, nous ressentons tout le plaisir que la traductrice a pris, l'artiste lui autorisant une certaine liberté pour inventer, elle évoque en effet un « fleuve qui emporte tout sur son passage », une « matière incandescente brûlant les doigts et la langue ». Malgré ce remarquable travail à souligner, qui fait ici de la traduction non seulement un challenge mais surtout un art créatif, je pense que je vais tâcher quand même de me procurer ce livre en allemand pour connaitre le texte d'origine et éventuellement pouvoir le comparer à sa version française.
L'enquête de Kim de L'Horizon, ce sont des lettres adressées à sa « grand-mer » et à sa « mer ». La traduction fidèle du dialecte bernois, GRAND MEER et MEER respectives, permet en allemand comme en français des glissements aquatiques, océaniques et ataviques, centraux dans le livre comme est central cet arbre,
hêtre pourpre. Les objectifs sont multiples : narrer les souvenirs alors que sa grand-mère commence à perdre la mémoire, remonter l'arbre généalogique des femmes de la famille et enfin trouver une langue qui ne soit pas influencée par la langue maternelle, cette fameuse « langue de mer » et qui tente de déconstruire la binarité de genre véhiculé par le langage.
« Dans la langue que tu m'as donnée en héritage, dans la langue maternelle donc, « mère » se dit MEER, qui en allemand signifie MER. On dit LA MER ou MA MER, en pompant sur le français. Pour « père », PER. Pour grand-mère, GRAND MER. Les femmes de mon enfance sont un élément, un océan. Je me souviens des jambes de ma mère, je me souviens de les enlacer, de lever les yeux vers elle et de dire : TU ES LA MER. Je me souviens d'avoir le sentiment d'être chez moi et d'être enveloppæ de la tête aux pieds. L'amour des mers était immense, on n'y échappait pas, on n'y échappe pas, on nage toute une vie pour sortir des mers. »
Une première partie est consacrée à l'enfance. Cette partie contient des fulgurances poétiques absolument magnifiques lorsque sont évoquées les relations avec la grand-mère et les ressentis de l'enfant teintés de réalisme magique surtout lorsqu'il se blottit dans l'
hêtre pourpre du jardin. Nous voyons déjà en filigrane les interrogations de l'enfant quant à devoir un jour choisir son genre. Cette partie est incroyable car nous sentons combien Kim de L'Horizon a retraduit ses impressions d'enfance avec une justesse et une innocence déconcertante. C'est touchant, beau, simple, j'ai vraiment beaucoup aimé cette partie que je trouve particulièrement réussie.
« Je t'écris ces lignes avec le hêtre sous les yeux, et le
hêtre pourpre me revient, un de mes premiers souvenirs me revient, je suis allongæ dans l'herbe, tu te penches sur moi, et derrière toi, le ciel est en feuilles de
hêtre pourpre ».
Une autre partie, entrelacée à la première, montre l'auteur.e, adulte, en train d'écrire le livre, construction littéraire marquée par une boulimie de connaissances et de recherches fébriles tant biologiques, botaniques, sociologiques, historiques sur cet hêtre rouge du jardin dans lequel il allait se cacher enfant.
De boulimie de sexe, signe à la fois de désespoir, de quête, d'extrême, de violence et de libération, ce déferlement animal de fluides, à la fois eau, sueur, sperme, sang peut déranger mais elle n'est que l'image de la soif de reconnaissance et de la tentative pour être tout simplement alors qu'il a la sensation d'avoir un corps si transparent, un corps sans limite et qui s'effrite au moindre contact.
De boulimie de recherches sur l'héritage familial à la fois pour le comprendre et s'en libérer.
Enfin, le livre est marqué par ses domaines de prédilection à savoir la sorcellerie et le féminisme (comme le montrent aussi ses nouvelles et ses pièces de théâtre parues avant ce premier roman). D'ailleurs le titre est en lien avec cet éco-féminisme puisque en allemand « Buch » signifie livre mais aussi « ventre » et « hêtre »…Ainsi Kim de L'Horizon relate-t-il toutes les biographies des multiples ancêtres féminines de la grand-mère depuis le Moyen-Âge, sur la base d'un long travail effectué par sa propre mer. Ce sont des passages étonnants, flous mais poétiques, où nous croisons des femmes ensorceleuses, guérisseuses, prostituées, fugueuses, des femmes violées, usurpées, au destin tragique. Je me suis demandé si ces éléments étaient authentiques ou inventés…Ces biographies pittoresques reflètent dans tous les cas l'écoféminisme de l'auteur et traduit la sororité dont il a hérité.
Alors que penser de ce livre hors norme ? Il a le mérite d'explorer de nombreuses problématiques contemporaines à savoir l'identité de genre et la sexualité consécutive, les traumatismes, la transmission intergénérationnelle, la santé mentale…
Il est à la fois déstabilisant, beau à tomber par fulgurances intermittentes (à l'image de la couverture du livre que je trouve si belle), flou à certains moments, gênant et agaçant à d'autres, créatif assurément, ensorcelant pour celles et ceux qui acceptent de se laisser porter. Surtout il permet d'approcher une réalité sociale, la non binarité, qui interpelle lorsque nous sommes loin d'elle : des personnes dont le genre déclaré est à la fois masculin et féminin, ou bien ni l'un ni l'autre, ou encore l'un ou l'autre en plus d'un autre genre…complexe comme ce texte foisonnant qui vaut le détour ne serait-ce que pour mieux comprendre, ne serait-ce que pour son inventivité, pour sa poésie et pour sortir de sa zone de confort.
« Ma langue maternelle est la parole. Ma langue paternelle est le silence. Et ma langue à moi, ce sont des langues et mes langues perlent, gouttent, estompent, ruissellent, enracinent, coulent ».