Je s
uis entrée dans ce livre avec l'impression de pousser la porte d'un univers connu, un peu comme si je rentrais chez moi, comme si j'avais toujours connu la ferme des Bertranges et la famille Fabrier. Serge Joncour met en scène des personnages qui puisent leur épaisseur dans les tempêtes du temps qui passe. Les vies, les propos, s'emboitent dans la grande histoire, celle qui avance au gré de la mondialisation, d'une course effrénée à la productivité.
Ainsi, les faits déroulent leur vérité à travers le vécu de chacun, les vies se fondent dans le contexte, et la forme narrative que l'auteur adopte est celle des grands récits qui savent parler en même temps des hommes et de leur époque.
le rythme du temps donne au livre sa fluidité autant que sa force, il est construit à l'unisson des tensions : il y a la succession des journées torrides de l'été 1976, du 04 au 19 juillet, dans un air lourd et pesant, qui rend la respiration difficile avec cette impression d'étouffement comme une prophétie de l'enfer de la modernisation, promis aux petits exploitants agricoles, à l'image du papillon pris dans les filets d'Agathe.
Il y a aussi ces journées brossées « en sur- place », parce que les personnages y vivent des temps forts, déterminants, le temps y est suspendu, il ne passe plus, il s'arrête presque : la première journée avec Constanze le 24 avril 86, jour de Meeting à Toulouse du candidat Mitterrand. Puis, comme un révélateur, l'explosion de la centrale de Tchernobyl, son nuage et le coup de fil de Constanze, cinq ans après.
La visite des parisiens le 23 juin 86, dialogue de sourd entre deux mondes qui n'ont pas la même logique, les mêmes intérêts, pour qui l'enjeu d'une autoroute à construire n'est pas le même, et qui ne définissent pas les choses simples de la même façon…
« le père était bien placé pour savoir que les choses simples en matière d'élevage, ça devenait de plus en plus compliqué, déjà parce que les petites boucheries fermaient les unes après les autres depuis que les Mammouth et les Euromarché poussaient u peu partout, et ensuite parce que les gens n'achetaient plus que de la viande préemballée en regardant le prix, sans jamais se poser la question de son origine »
Il y a en boucle, en préambule, en épilogue, ces journées de décembre 1999, journées de tempête comme en écho à la sécheresse de 76, dans un écroulement qui interpelle le modèle qu'Alexandre a fini par choisir, jusqu'à le réveiller en sursaut dans un ultime refus.
Le temps qui passe, avec ses menaces, lourd de changements qui ne font pas le bonheur des hommes, Joncour l'évoque avec légèreté avec poésie, il s'en dégage une impression de fulgurance qui dépasse la
nature humaine, qui la condamne à se défendre, à résister.
Il choisit de camper cette injonction invisible sous les traits d'Alexandre, et Alexandre au départ, n'est pas programmé pour la résistance, il ne sait pas très bien se situer, il se contente de suivre le mouvement parce que la seule chose qui lui importe, c'est de suivre Constanze, un Fabrice des temps modernes en quelque sorte.
La force du roman repose aussi sur ce personnage, complexe, tout en contradictions, en hésitations, en fragilité, à l'image de son époque de fractures et d'injustices. Progressivement ces injustices le touchent et le récit retrace son parcours, avec justesse et sensibilité, dans ce lent éveil à la conscience. le langage de Serge Joncour atteint là, l'universel.
Un prix littéraire largement justifié.