J'avais vu, revu, aimé le film de James Ivory, et été bouleversé par les personnages de Miss Kenton (
Emma Thomson) et Mr Stevens (Anthony
Hopkins).
Je savais aussi que
Kazuo Ishiguro a reçu le Prix Nobel de Littérature, et que cette distinction s'accompagnait de l'appréciation très spéciale du Comité Nobel pour un auteur qui avait révélé « l'abîme de l'illusion que nous avons de notre relation au monde ».
Mais il a fallu que je lise les commentaires éminents (comme toujours, me direz vous) de quelques-unes et quelques-uns de mes ami.e.s babeliotes, et non des moindres, un grand merci à elles et eux, pour être incité à lire
Les Vestiges du jour, et que j'y découvre une pure merveille.
Car ce roman est un vrai diamant taillé, et ses différentes facettes m'ont absolument ébloui.
Le thème du roman (repris en grande partie dans le film, je crois) en est pourtant simple.
Après la seconde guerre mondiale, Mr Stevens, majordome d'un riche américain, Mr Farraday, mais qui fut avant la guerre au service d'un Lord influent, Lord Darlington, dans la grande demeure dénommée Darlington Hall, rachetée par Mr Farraday, sent qu'il a des difficultés à assurer ses fonctions, fait « quelques petites erreurs », et, en fin de compte les attribue, à l'insuffisance quantitative et qualitative de personnel en service dans Darlington Hall.
Il saisit l'opportunité que lui offre Mr Farraday de prendre quelques jours de congé en empruntant sa voiture, pour former le projet de visiter une partie de l'Angleterre avec comme l'objectif plus ou moins incertain de revoir, et de faire revenir à Darlington Hall, Miss Kenton, qui y fut intendante plusieurs années, qui s'est mariée il y a un peu plus de vingt ans, et qui vient de lui écrire, lui faisant de sa nostalgie des années passées à ses côtés dans cette grande demeure.
Le roman est la narration de ces quelques jours de voyages, et je dois dire que j'ai eu le coeur de plus en plus serré au fur et à mesure de la lecture.
Chemin faisant, Mr Stevens mêle ses impressions de voyages avec ses opinions sur le métier de majordome et la notion de « grandeur » et de « dignité », ses souvenirs des grands personnages politiques de l'entre-deux guerres qu'il a côtoyé dans le cadre de son service, et de ses rapports difficiles avec son père vieillissant recruté comme majordome adjoint, et enfin, de sa relation compliquée, en dents de scie, avec l'intendante Miss Kenton.
Mais peu à peu, le lecteur que je suis a ressenti, avec une grande tristesse, derrière la façade d'un homme bien comme il faut, imprégné de l'importance que son service a eu pour son Maître et pour les « grands » qu'il a servi, les multiples failles que cet homme se cache à lui même, et ne veut pas exprimer.
Dans son métier, la sensation, inavouée, de la perte de son importance au service des « Maîtres » dans un monde qui a changé; et aussi au cours de son voyage et de sa relation aux gens qu'il rencontre, la difficulté de se définir.
Et puis, on découvre l'opprobre qui a frappé son Maître, Lord Darlington, après la guerre, en raison de son absence de clairvoyance à l'égard du régime nazi, lui qui recevait l'ambassadeur von Ribbentrop dans l'espoir de resserrer les liens de la Grande-Bretagne avec l'Allemagne de Hitler. Dans sa façon de déclarer qu'il n'y est pour rien et qu'il a fait tout ce qu'il estimait utile à son niveau, j'ai ressenti, en creux, le sentiment d'échec d'avoir servi avec zèle un homme politique qui s'est fourvoyé, voire a mal agi.
Et puis, il y a sa relation professionnelle avec Miss Kenton. On ne peut que ressentir à quel point cet homme corseté dans ses principes, la vision de son métier, est passé à côté de sa vie, n'exprime les choses passées sans jamais avouer ses sentiments ( par exemple sa lâcheté dans l'affaire du renvoi des deux employées juives).
Et même lorsque, à la fin du roman, arrivé au bout de son voyage, le majordome a un entretien de deux heures avec Miss Kenton devenue Mrs Benn, entretien dans lequel on le sent prêt à craquer, suite à l'aveu à peine voilé de Miss Kenton, rien ne se passera, et Mr Stevens ne lui proposera même pas de revenir travailler à Darlington Hall.
Apres avoir passé un jour de plus au terme de son voyage «aller », et contemplé les « vestiges du jour » au bord de la mer, et pleuré sans qu'il s'en rende compte, le majordome reprendra la route du retour.
Et les deux dernières pages du livre, dans lesquelles Mr Stevens évoque son retour à Darlington Hall, avec un objectif de s'améliorer dans l'emploi de la badinerie, m'ont paru tristes et pathétiques.
« Pourquoi, Mr Stevens, pourquoi, mais pourquoi faut-il toujours que vous fassiez semblant? » dira Miss Kenton à Mr Stevens.
Oui, c'est cela. Mr Stevens est la caricature de celles et ceux qui ont plongé dans « l'abîme de l'illusion que nous avons de notre relation au monde ».
Et pourtant, ce roman fait, mine de rien, transparaître l'effort, même inachevé, qu'un homme, prisonnier de ses principes, fait pour essayer de mettre au clair son passé.
Et finalement, que d'êtres humains, (à commencer par soi-même, quand on y réfléchit), se sont ainsi enfermés dans un rôle, se sont bercés de fausses idées, de faux espoirs.
Que d'êtres humains acceptent d'être dans un asservissement choisi et assumé à un chef, un parti, une religion, une idée….
Et que d'êtres humains, cette fois ceux qui sont (ou se pensent) supérieurs, pensent qu'il y a eux qui savent et les inférieurs qui ne savent pas.
Et que d'humains sont ainsi passés durant tout leur parcours terrestre à côté d'eux mêmes, de la vraie vie.
Le roman est écrit d'une façon admirable, les descriptions des paysages aussi sont magnifiques. C'est un vrai bijou de concision, il n'y a pas un mot de trop, mais il nous appelle aussi à savoir lire entre les lignes, et cela aussi en fait un chef-d'oeuvre.