Parler de zombies à quelques heures d'Halloween pourrait être de circonstance.
Il se trouve que ceux que je convoque dans cette chronique, - ou plutôt ceux que convoque
Iegor Gran dans son dernier essai
Z comme zombie, sont malheureusement plus vrais et plus dangereux que les fameux personnages de légende qui peuplent notre imaginaire collectif.
Faisons tout d'abord un petit pas de côté vers la définition de zombie et après avoir lu ma chronique, je vous invite à y revenir. Une de mes lectures du moment se déroulant en Zambie, elle m'a offert ce matin la définition idéale pour illustrer le propos de cet essai :
« L'idée de zombie est née au royaume du Kongo puis elle s'est propagée dans le Nouveau Monde, apportée par les bateaux d'esclaves : nzambi (un Dieu) ou zumbi (un fétiche) - quoi qu'il en soit, cela n'appartient pas au monde des vivants. Ressuscité d'entre les morts par un sorcier, un bokor, le zombie est un esclave dépourvu de volonté. Il peut être envoyé pour accomplir une tâche ou tuer un voisin. C'est une bête invincible condamnée à errer par-delà le monde en commentant le mal par procuration. Quand un zombie vous attaque, plante ses crocs dans votre chair, sait-il ce qu'il fait ? Pas vraiment. »
Ce petit livre qui se veut être un pamphlet, dans le noble sens du terme, a été écrit et publié quelques jours après le 24 février 2022 date qui marque l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Il a été écrit comme une urgence et une nécessité de comprendre et de relater. À ce titre il est une clef indispensable pour décrypter les causes profondes de cette guerre qui ne voulait pas dire son nom et qui ne commence pas réellement ce jour-là.
« Certes, tous les Russes ne sont pas comme ça »
Iegor Gran a pris quelques précautions d'usage en exergue de son essai. Cet écrivain russe, né à Moscou, est le fils d'un écrivain dissident,
Andreï Siniavski, envoyé jadis au Goulag par le KGB. Ses détracteurs pourraient dire qu'il a de bonnes raisons personnelles d'être russophobes. D'ailleurs, le fait d'être passé au Goulag ne garantit pas en soi une caution morale et de probité à toute épreuve, la preuve :
Alexandre Soljenitsyne. Ouf ! Plus tard, l'auteur confirme ce que je pensais du célèbre et sinistre dissident et qui a jeté de la poudre aux yeux à tout l'Occident et à de nombreux lecteurs... Cependant
Iegor Gran n'est pas russophobe et son propos atteint bien largement la sphère universelle qui nous concerne tous...
Tout part de de ce Z peinturluré en blanc sur l'avant des chars russes et que nous avons tous découvert à travers ces premières images du conflit, quelle intention se cache derrière cette lettre et qui a gangrené le cerveau d'une majorité de Russes ?
Z comme zombie.
En cent-soixante-dix pages,
Iegor Gran montre l'effet de la propagande que conduit
Vladimir Poutine en « bon » père de la nation et du peuple russe et qui pervertit les esprits de toutes les couches sociales, y compris les plus avertis.
Iegor Gran explique qu'en Fédération de Russie, une majorité de Russes, - qu'il désigne sous le vocable de zombies, gagnés par la folie nationaliste, préfèrent le mensonge à la vérité. Ceux-ci véhiculent à leur tour les mots d'opérations militaires spéciales, et non de guerre, pour ne pas dire d'opérations humanitaires justifiées pour délivrer, dénazifier l'Ukraine, cette terre qui leur est fraternelle et qui appartient à la grande Russie. Et quand on leur présente les images trop nombreuses de massacres de civils, ils répondent par les mots si bien appris de fake news. Ils sont convaincus que ce sont les soldats ukrainiens qui bombardent eux-mêmes les habitations des leurs.
Ils haïssent l'Occident, ce « grand Satan », tout en étant séduits par ses produits, se gavent de MacDo et considèrent que les frontières de la Russie n'ont d'autres ambitions que d'être repoussées encore plus loin. Mais jusqu'où ?
Pourquoi cette guerre en Ukraine existe-t-elle ? Pourquoi le peuple russe ne se révolte-il pas, alors qu'il y a de nombreuses familles composées des deux peuples qui aujourd'hui s'affrontent sur le champ de bataille ?
Pourquoi le narratif de Poutine a-t-il eu un tel écho favorable auprès d'une large majorité du peuple russe pour justifier cette « opération spéciale » en Ukraine ? Pour quelle raison cela prend-t-il aussi facilement ?
J'ai découvert par ce livre que la censure n'existe pas vraiment en Fédération de Russie. Selon l'auteur, les Russes semblent pouvoir avoir accès autant qu'ils le voudraient bien, à tous les réseaux sociaux de la planète, à Internet, sans vraiment de limitation... Mais en ont-ils la volonté ? Et sont-ils en capacité d'exercer leur libre-arbitre ?
Un hashtag explicite, #JeNaiPasHonte, est d'ailleurs venu fleurir les réseaux sociaux comme un cri de ralliement, depuis l'invasion de la Russie en Ukraine.
Ce livre est un pamphlet brutal et direct comme un uppercut, décapant, furieusement efficace, il est un réquisitoire implacable contre une forme de folie, de bêtise aussi, qui vient nourrir une violence sous-jacente, effroyable.
À renfort de faits et de témoignages accablants,
Iegor Gran démontre comment Poutine utilise ces nationalistes parmi le peuple russe, tels des zombies, pour transformer une sorte de misère sociale en sentiment exacerbé de revanche, de vengeance, en violence retournée vers l'Occident qui est désigné comme le bouc émissaire, nourrissant, justifiant ainsi des velléités d'impérialisme comme exutoire à la misère.
Tous les faits qu'il partage sont ahurissants, on ne sait pas s'il faut en rire ou s'en effrayer, les deux sans doute quand le monde des zombies devient vrai, les dictatures ont toujours ce côté ubuesque en filigrane.
Il y a des histoires plus folles les unes que les autres, saisissantes, difficilement compréhensibles, difficilement acceptables de notre point de vue occidental car nous ne les regardons pas avec les mêmes lunettes.
« Alors il faut bien l'admettre : notre zombie a choisi d'être zombie. »
Iegor Gran montre le processus de zombification d'un peuple, entendez par là : lobotomisation. Il explique le rôle des médias, la propagande officielle, la télévision nationale russe, cette caisse de résonance effroyable que certains n'hésitent pas depuis plusieurs années à nommer là-bas de manière cynique : Zombocaisse.
Iegor Gran aborde les concepts de vérité et de mensonge, démonte les subtils mécanismes d'adhésion d'un peuple à la seule vérité qu'il veut entendre... Qu'importe la misère, il y a un discours transcendant qui tient du sacré, qui le galvanise, le porte, fait ciment...
Iegor Gran, à sa manière, démontre que la vérité est un sol qui aide à tenir debout.
Sur ce sujet, j'aurais aimé voir l'auteur creuser davantage ce sillon, les causes profondes qui se terrent derrière cette galvanisation, ce choix d'être zombie. Est-ce une réelle idéologie qui sous-tend ce comportement, n'y-a-t-il pas des dissonances cognitives effacées par la caisse de résonance poutinienne ? C'est mon seul bémol, mais ce n'était pas l'objectif de l'auteur que d'aller sur ce terrain d'analyse complexe, il faudrait presque un autre ouvrage et un spécialiste du sujet pour décrypter ces comportements de masse.
La question slave, aussi, qui est loin d'être simple, pourrait s'inviter dans l'idée que Poutine soit capable de tenir son discours jusqu'à Vladivostok, alors que le peuple russe n'est pas constitué que de slaves. Une fracture ici pourrait un jour se produire...
Cependant,
Iegor Gran nous met en garde de ne pas tomber dans le bon vieil adage qu'on entend souvent à propos de cette actualité : « plus le mensonge est gros, plus il passe ». À ce sujet, la référence à un discours d
e Goebbels au congrès de Nuremberg en 1934 fait froid dans le dos... Qu'avons-nous retenu des leçons de l'Histoire ?
En creux, résonne forcément la voix de la minorité que l'auteur ne nie pas et qu'il ne faut pas surtout oublier. D'ailleurs, si l'auteur a pu se documenter avec moultes détails aussi précis qu'affligeants, c'est grâce à ses amis et contacts russes demeurés là-bas. C'est sa source d'informations.
La forme du propos pourrait être jugée excessive, il n'en demeure pas moins le fond, un regard implacable qui décortique le fonctionnement de la société russe sous l'angle non plus de son appartenance à une nation, mais celui d'un asservissement à un narratif qui trouve sa genèse bien avant le conflit ukrainien.
Oui, c'est un texte outrancier qu'on sent emporté par une colère, une rage très vive. Mais
Iegor Gran ne répond-il pas par l'outrance à l'outrance de la propagande russe, d'un peuple certes manipulé, mais qui joue de manière jubilatoire dans une complicité complaisante, une servitude volontaire et totalement assumée ?
Et n'allez pas croire que ce discours se tient uniquement sur le sol russe. Nous connaissons mon épouse et moi une femme russe qui travaille au supermarché de notre commune. Nous avions sympathisé, échangeant notamment sur la littérature russe classique et ses grands auteurs ; j'avais senti une femme très cultivée, très érudite, dont la fille était sortie première d'un concours de piano au conservatoire de Brest ; c'est elle qui m'avait notamment encouragé à lire
le Maître et Marguerite, de
Mikhaïl Boulgakov. Mon épouse a été totalement sidérée d'entendre de sa propre bouche que Poutine avait raison de conduire cette opération spéciale en Ukraine et qu'elle lui donnait entière confiance. On ne pourra pas la taxer d'être désinformée, d'autant plus que cela se passait quelques jours après la découverte des exactions des soldats russes contre des civils à Boutcha ! Inutile de vous dire que la relation n'est désormais plus possible avec cette personne qui, précisément entre dans la définition de zombie, une zombie finistérienne...
Eogor Gran nous montre que ce vent mauvais incarné aujourd'hui par Poutine, - Poutine qui n'existe que parce que les Russes l'ont bien voulu, s'appuie sur de vieilles croyances d'un peuple qui se croit élu de Dieu depuis longtemps. Convoquant l'histoire et la littérature, il évoque notamment la campagne de Russie de 1812, que nous autres Français nommons la Retraite de Russie et que les Russes désignent comme la Grande Guerre patriotique, la victoire qui a su galvaniser ce sentiment de patriotisme unique en s
on genre. Il évoque
Pouchkine que beaucoup d'intellectuels russes qui ne l'ont jamais lus brandissent comme un étendard pour justifier l'amour de la nation russe. Il évoque aussi
Gogol en contrepoint, que peu de Russes lisent aussi, comme visionnaire ayant senti le danger du désir hégémonique de ce peuple, citant sa nouvelle sous forme d'un cont
e gothique, Une terrible Vengeance.
L'auteur n'évoque pas l'Holodomor, ce génocide provoqué par le pouvoir de Staline entre 1932 et 1933 pour faire plier la paysannerie ukrainienne jugée peu coopérante avec les autorités soviétiques. Ce génocide, qui fit entre 2,6 et 5 millions de morts, n'a jamais été reconnu par la Russie. Lors de mon premier voyage à Kiev en fin décembre 2014, ma future épouse voulut me faire découvrir deux endroits pour mieux comprendre les fondements de cette démocratie naissante : la fameuse place de la révolution Maïdan de février 2014 et le mémorial dans les hauteurs de Kiev qui rend hommage aux victimes de ce génocide. J'ai alors découvert une tragédie historique que j'ignorais totalement, invisible dans nos livres d'Histoire... M'est avis que les manuels scolaires des chérubins russes n'en parlent pas non plus... Je cite cela parce que les zombies dont on parle ici participent en nombre au prochain génocide que risque de connaître le peuple ukrainien, privé d'eau, d'électricité, de gaz, de chauffage dans l'hiver qui vient, et ce, malgré leur puissante résilience...
Dans cette résilience, il y a l'humour toujours intact des Ukrainiens. Ainsi, au 245ème jour de l'invasion russe en Ukraine, Vitaliy Kim, gouverneur de l'oblast de Mikolaïv rappelait : « Un pays qui a un poulet sur son drapeau ne devrait jamais envahir un pays qui a une fourchette sur le sien ».
Pour revenir à l'essai d'
Iegor Gran, l'Occident en prend pour s
on grande aussi, décrit comme une « prostituée de luxe », pointant l'aveuglement de nos gouvernants, le silence des masses et les fractures autant de l'opinion qu'entre membres de l'Europe, ce que Poutine n'a d'autres desseins que d'espérer...
Jamais Poutine n'aurait lancé cette guerre contre l'Ukraine s'il avait senti un seul instant que nos démocraties étaient suffisamment fortes pour lui faire face.
Au final, une fois refermé ce livre, nous avons le sentiment que la Russie est un pays qui baigne dans un sentiment de folie et de bêtises. Édifiant.
Iegor Gran est pessimiste, et je le suis aussi. comme si ce peuple russe était emporté dans un chaos irréversible vers un suicide collectif programmé. Il ne voit pas comment arrêter cette aliénation de masse, cette tragédie aveugle.
Certes des Russes souffrent, s'exilent, manifestent, vont en prison, se taisent, boivent pour oublier, désertent sur les champs de bataille. Mais ils sont une minorité et sont impuissants à s'ériger contre la majorité qui leur fait face.
Ce qui se passe aujourd'hui en Russie n'est rien d'autre qu'un défi à l'intelligence, à l'humanité, à la lumière, aux Lumières.
Ce soir, j'apprends que les drones qui déversent des bombes sur Kiev ou Kharviv sont pilotés par des ados geek depuis Moscou comme si ces gosses jouaient sur des joystick. Qu'est-ce qu'on a pu leur dire à ces jeunes ? Qu'est-ce qu'on pu leur vendre comme avenir, comme rêve, comme bonheur à venir, à ces jeunes qui tuent à distance d'un seul clic, tuent ainsi d'un clic peut-être des enfants du même âge ? Édifiant.
Pour tout cela, ce livre est un pamphlet indispensable. Lisez-le, faites votre propre opinion.
L'auteur a su contourner, éviter avec habilité les risques de tenir un propos jugé à charge et sans nuance contre tous les Russes, même s'il nous livre ici un état des lieux implacable sur une majorité d'entre eux. Ses détracteurs se tiennent en embuscade et ne manqueront sans doute pas de tirer à boulet rouge contre le pamphlétaire.
En définitive, l'auteur nous laisse devant notre libre-arbitre. Il faut savoir faire ce pas de côté indispensable.
« Certes, tous les Russes ne sont pas comme ça ». Et je prends aussi à mon compte la mesure de ce propos. Mon épouse étant ukrainienne, ayant une belle-famille et des amis là-bas que la guerre a jetés dans l'effroi le plus total, j'ai cherché à peser tous les mots de ce billet pour éviter de tomber dans les amalgames et les stigmatisations. J'espère y être parvenu...
Alors, pour finir, n'avez-vous pas envie de revenir à la définition de zombie que je vous ai partagée en préambule ?
« Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux », Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire.