Benjamin Franceschetti a eu l'excellente idée d'ancrer son récit dans l'année 1914, au coeur de la troisième république, juste avant la grande guerre. Intenses luttes politiques en interne, calculs d'alliances entre les grandes nations en prélude aux grands conflits à venir, tout est réuni pour la mainmise des services d'espionnages sur un pouvoir politique aux abois. J'y ai trouvé un excellent polar, un roman d'espionnage à multiples rebondissements. Je l'ai lu avec la satisfaction de voir ramener à la mémoire des faits qui nous semblent lointains – à peine plus d'un siècle – à la fin de la seconde révolution industrielle du pétrole, de l'électricité et de l'automobile (sont évoquées la Renaud type H des activistes anarchistes et la Ford T de l'industriel de Brémont circulant à « toute vitesse », une de Dion-Bouton volée...).
Tout part de l'attentat d'un groupuscule d'anarchistes illégalistes, une minorité qui a choisi l'action directe. Ils se sont dispersés et ont jeté, selon le plan prévu, leurs bombes contre des bâtiments. Objectif : obtenir la libération d'un des leurs, Isidore Grandville, emprisonné pour violence sur agents. Mais voilà, à la dernière minute Arthur, dit « l'Alchimiste », fait du zèle et balance sa bombe à mèche sur le café des Flandres, tuant sept personnes. Après leur action, les anarchistes vont se cacher à la campagne.
Il y a beaucoup de personnages et j'ai dû prendre patience au début pour me familiariser avec eux. Heureusement les noms sont particulièrement bien choisis, souvent affublés d'un sobriquet. Il y a l'artificier Arthur, responsable du carnage du Flandres, Georges, chef de bande, dit « Casse-Tête », Amédée « la Cigale », René « Petite Cloche » frère d'Isidore « Grande Cloche » et aussi Louis et Lola qui s'aiment... du côté enquêteurs on a Fabre, Cerruti et Garcin sans oublier Eugène, journaliste à la recherche d'un bon article à écrire et qui va se retrouver en première ligne avec sa petite amie Gwen. Je ne m'attarde pas sur les espions – sauf le central et mystérieux
Sherlock Holmes russe, Vladimir Burtsev – ils apparaîtront en temps utile, pimentant et embarquant l'histoire vers de surprenants rebondissements. Roman gigogne évoluant au gré des agents doubles...
Un tel groupe, prêt à l'action violente, est la proie du pouvoir qui va s'en servir, infiltrant habilement un agent « provocateur ». C'est tout bénéfice de pousser à l'action, cela permet à la fois de discréditer le mouvement et de rendre l'opinion favorable à la répression. Mais à l'époque l'anarchisme est passé de mode et les buts sont politiques : « ...les syndicats ouvriers s'en sont détournés sous l'influence de Jaurès, et l'affaire Bonnot avait porté le coup de grâce. » Après la guerre de 1870, l'allemand est l'ennemi, le rival économique et aussi le concurrent dans l'établissement des colonies. le gouvernement Poincarré recherche une alliance avec la Russie et s'associe en sous main avec la police du Tsar – l'Okhrana – qui n'hésite pas à agir sur le territoire français contre les groupes anarchistes et révolutionnaires, très actifs en Russie également.
Paris a connu son exposition universelle quelques années auparavant. le vieux monde – des charbonniers et de la misère à grande échelle – côtoie la modernité industrielle en marche. La tragique répression de la Commune a laissé des traces profondes dans les consciences et de fortes oppositions à l'Ordre. Nos anarchistes sont un peu des Pieds Nickelés, groupe hétéroclites d'intellectuels à la recherche de justice sociale, de miséreux rejetés par la société, influencés par des mouvements révolutionnaires durement réprimés ou plus banalement tentés par des moyens de subsistance facile grâce au banditisme...
Professeur de philosophie et scénariste habile, l'auteur réussit à faire rentrer dans le tableau des personnages et évènements de l'Histoire réelle de l'anarchisme – Ravachol, Auguste Vaillant, l'affaire Rochette... C'est ainsi que Fabre est amené à interroger
Rirette Maîtrejean, une figure positive du mouvement anarchiste :
A un moment, les projets d'article d'Eugène sont contrecarrés par l'actualité. Il s'agit d'un fait réel incroyable : Mme Henriette Caillaux furieuse suite aux nombreux articles du Figaro concernant son mari, Ministre des finances et partisan d'un rapprochement avec l'Allemagne, a protesté « très vigoureusement » en se rendant dans les locaux du journal et a vidé le chargeur d'un pistolet sur le rédacteur en chef Gaston Calmette, qui en est mort – crime pour lequel elle a pourtant été acquittée... !
L'action, la violence (supportable au moins pour le lecteur…) et autres scènes de torture afin d'obtenir des informations plairont aux amateurs du genre, considérablement amoindris néanmoins par un bref rappel du gigantesque carnage à venir lors de la guerre, souvent à la baïonnette ou au gaz, quelques mois plus tard.
J'avais envie de lire un polar pour le plaisir d'une lecture facile et addictive, ce que j'ai tout à fait trouvé dans ce roman noir. le geste est beau remplit totalement le contrat et, en arrière plan, il y a ce bonus énorme apporté par l'écrivain philosophe : le récit est construit sur des fondations solides, évocations habilement disposées des personnages et remous de ce début du vingtième siècle. On ne trouve pas souvent dans un polar une réflexion philosophique aussi poussée sur la liberté, l'action violente, les manipulations policières...
Benjamin Franceschetti est né en 1990 à Bastia où il a grandi. Après des études à Paris et un mémoire sur le Bonheur dans l'oeuvre de
Dante, il enseigne la philosophie en banlieue parisienne depuis six ans. C'est un premier roman réussi et j'espère qu'il y en aura d'autres !
Dans cette chronique j'ai dû passer sur la guerre des services de police entre la Sûreté et les Brigades mobiles… Et bien d'autres choses que vous découvrirez, j'espère, si vous décidez de lire ce très riche et beau roman. Merci à
Benjamin Franceschetti et à
La Manufacture des livres pour ce roman policier de haut vol, éclairant notre réalité !
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