C’est l’été, il fait beau, champs champêtres, balades à bicyclette, chemins ensoleillés, moissons en chanson, et la fête est gâchée par la mobilisation générale, mais à vrai dire pas trop quand même parce qu’au début, on se dit que ça ne va pas durer, raclée aux Boches vite fait bien fait, « À Berlin ! » rapido-presto, tout le monde sera rentré dans trois semaines, et donc on part à la guerre, au revoir papa, au revoir maman, au revoir sœurette, au revoir chérie, tout ça – « Adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes » – et c’est tout de suite beaucoup moins drôle que prévu, trains ultra-bondés, mulets, charrettes, camions à pneus pleins, le grand charroi d’hommes s’arrête très très loin de Berlin, routes et chemins à caillasses, godillots et bandes molletières, barda lourd comme un âne mort avec en sus les cinq kilos du lebel à baïonnette, sangles scieuses d’épaules, et rouge garance comme cible parfaite, c’est tout de suite épouvantable, on n’avait pas vu les choses ainsi, tranchées façon fosses communes, obus comme des étoiles filantes, shrapnel en vaporisation continue, hivers frigos, printemps cloaques avec des rats, été fournaises avec des puces, vents d’automne à vous glacer le sang, boue, rata dégueu, cracras cagnas, nettoyeurs de tranchées nettoyeurs de boyaux, les hommes peuvent laisser libre cours à leur sauvagerie, c’est le seul intérêt de cette chamaillerie à grand échelle améliorée grâce aux industries lourdes parce que sinon, bonjour !, poudre et plomb, gaz et acier, choses qui font mal, trucs qui piquent les yeux et encombrent les bronches si bien qu’on en meurt par milliers, tête dans un arbre, cheval coupé en deux, os en guirlandes dans les haies de mûriers, mélasses de cervelles avec dedans des petits morceaux de casques tartinées sur les poteaux du télégraphe, et même jambes courant vers le ciel avec des flammes, la guerre fraîche et joyeuse et la fleur au fusil, en fait pas tellement, les tripes à l’air et la merde dans le pantalon, plutôt.
Le passé fait toujours retour. C’est même pour ça qu’on enregistre le présent – qu’on l’enregistre pour plus tard. Images fantômes, revenantes dont la plus-value naturelle et les pouvoirs magiques résident dans ce prélèvement illusoire de bouts de choses aussitôt disparues, de bribes d’instants n’agissant déjà plus. Collées sur l’aplat de la pellicule qui raconte l’éternelle impermanence des hommes, des lieux, des choses. Greffées dans la chair des aujourd’hui perpétuellement partis. Imaginant qu’une simple caméra peut les mettre à l’abri du temps, à l’abri de la rouille, à l’abri de l’arthrose, à l’abri de l’oubli. Dans le silence des images mouvantes de ce qui radicalement exista et de ce qui ne reviendra radicalement plus. La vérification des à-jamais et des pour-toujours. Non point émission floutée de leur présence revenue mais, semblable à ces étoiles mortes qui brillent encore, indice de leur mort à perpétuité. À l’infini et tout le temps. Comme une apparition trompeuse de ces disparitions qui inlassablement murmurent : « Vous n’y êtes pas ».
Alors au départ, c’est un peu compliqué. C’est un peu compliqué parce qu’il y a le jeu des alliances, des mésalliances, des combines et des intérêts, et parce qu’il y a la comédie des généalogies royales, lignages, protocoles, valse des étiquettes, mélis-mélos partout, et c’est quand même un peu compliqué à cause des micmacs et des copinages, renvois d’ascenseur, savonnages de planches, pas mal compliqué aussi avec tous ces empilements de hiérarchies militaires enjolivées de plumes, pompons, breloques, esprit chevaleresque sur canons de 105, et parce qu’il y a les paquets d’histoire avec dedans les bisbilles ancestrales, et à cause des bricolages politiques, tripatouilles industrielles, calculs de banquiers, virgules, pourcentages, bookmakers à Légion d’honneur, et parce qu’il y a les jongleurs sur cartographie et les tireurs de plans sur la comète, et tout ça se met à glisser comme au patinage artistique sur un tapis de frontières qui soudain ne satisfait plus personne.
Cette lecture-performance de Jean-Michel Espitallier, suivie d'une rencontre, a été enregistrée dans le cadre du festival Hors limites à la bibliothèque Robert-Desnos de Montreuil le 15 avril.
Légende familiale romancée ? Fabulation prospective ? Poésie d'investigation, essais pour rater mieux et jeu de (fausses) pistes ? La biographie inventée d'Eugène, paysan des Hautes-Alpes devenu littéralement cow-boy – et vrai aïeul de l'auteur – tient de tout cela.
Ainsi, le grand-père de Jean-Michel Espitallier est un jour parti garder des vaches en Californie, puis il en est revenu et a épousé sa grand-mère. C'est tout ce qu'il sait de lui. Alors, le petit-fils imagine, tâtonne, conjecture, s'interroge, ouvre un champ des possibles quelque part entre les pâturages alpins et les plaines du Far West.
Cette parenthèse dans une existence, tue sitôt refermée et oubliée sitôt que tue, Jean-Michel Espitallier l'emplit des grands espaces de la fiction spéculative : de l'Histoire américaine et de son revers, de son propre rêve américain d'enfant décillé par son regard d'adulte, de son humour, de son érudition, de sa tendresse – et de son goût pour la cocasserie, les exercices de style et l'expérimentation formelle !
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