En 100 descriptions d'images fixes ou animées, assorties de citations d'acteurs des grands et des petits carnages modernes et contemporains, un regard cru, brutal et acéré, sur la haine, la cruauté et le meurtre de masse. Une expérience décapante et salutaire.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/20/note-de-lecture-
tueurs-jean-michel-espitallier/
Le fait de donner la mort (et de la recevoir) est partie intégrante de la guerre depuis que celle-ci existe, autant dire depuis toujours. Pourtant, il y a un stade nettement supplémentaire dans l'assassinat légitimé par l'autorité, qu'elle soit nationale ou proclamée comme telle ou quasi-telle : celui du meurtre perpétré avec une certaine jubilation, comme en se jouant d'une difficulté ou même comme en y prenant plaisir – ajoutant à un sens du devoir inévitable une authentique délectation ou, plus prosaïquement, un moyen de tromper l'ennui et l'attente. C'est à ces meurtres-là que s'est intéressé, en un extraordinaire montage d'images « réelles » (fixes ou animées) racontées sur papier, entrecoupées de bribes occasionnelles d'interviews de
tueurs et de témoins, données à lire telles quelles sans commentaires, sans voix off et sans glose, le poète
Jean-Michel Espitallier.
Davantage encore que les analyses historiques et philosophiques sur récits et documents pratiquées avec un immense talent de scientifique et de conteur par paradoxal par
Christian Ingrao (« Croire et détruire », 2010, qui se penchait sur le parcours d'initiation nazi menant de jeunes intellectuels d'extrême-droite réputés brillants à la direction de sonderkommandos assassinant en masse les Juifs ukrainiens ou lituaniens) ou par
Harald Welzer («
Les Exécuteurs : des hommes normaux aux meurtriers de masse », 2005), davantage même que les témoignages sans aucun fard, ni côté victimes ni côté bourreaux, recueillis et assemblés par
Jean Hatzfeld au Rwanda dans ses «
Dans le nu de la vie » (2000) et «
Une saison de machettes » (2003), trois auteurs que
Jean-Michel Espitallier cite en bon rang dans ses précieuses sources en fin d'ouvrage, «
Tueurs », publié chez Inculte en mai 2022, communique la pleine puissance et la sauvagerie glacée de cette horreur nue, mélange de folie, de cruauté, d'entraînement et d'un je-ne-sais-quoi (qui n'est certainement pas ici un presque-rien) demeurant indéfinissable – qui entache pourtant si durablement l'espèce humaine.
Loin certainement de toute idée de banalité – ou de banalisation – du mal (dont sont souvent friands celles et ceux qui aiment bien renvoyer dos à dos victimes et bourreaux, dont les rôles seraient interchangeables en fonction de la direction d'où soufflerait le vent de l'Histoire),
Jean-Michel Espitallier pratique ici une redoutable opération à vertu potentiellement prophylactique. Détournant avec une audace folle les moyens techniques propres à la poésie (dans un usage si différent de ceux qu'on lui connaissait par exemple dans « L'invention de la course à pied », dans « Syd Barrett » ou dans «
Cow-boy », mais sans doute déjà présent, au moins à l'état de traces, dans son « Army »), il nous permet de saisir par les mots tout ce qui se joue dans l'arrière-plan des photos, et tout ce que l'image se refuse à dire toute seule – comme d'ailleurs, comme rétrospectivement balbutiante dans son horreur, son cynisme ou son incrédulité, la parole elle-même des acteurs concernés. Il faut beaucoup de courage et de talent pour pouvoir ainsi rediriger l'art vers une cible si proche de l'indicible, de la seule sidération face à ce qui nous dépasse tant en apparence, de manière à nous en procurer une intellection supplémentaire ne passant pas nécessairement par le seul intellect.
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