Ce tome est le premier d'un diptyque formant une histoire complète. Sa première édition date de 2019, comprenant l'équivalent de 3 épisodes sans prépublication, dans un format franco-belge. Il est écrit par
Garth Ennis, dessiné et encré par
Keith Burns, et mis en couleurs par Jason Wordie. Ennis, Burns et Wordie avaient déjà collaboré pour Johnny Red: The Hurricane (2015/2016).
Vers la fin de la seconde guerre mondiale, dans une base britannique, se trouve un chasseur bombardier de Havilland DH.98 Mosquito (1941-1956), un avion multi-usage. Un avion approche de la base, et le pilote Jamie McKenzie obtient l'autorisation de la tour de contrôle de se poser. Alors que ses roues touchent le tarmac, un bombardier se pose en même temps et coupe la route du premier avion. Les secours arrivent immédiatement : McKenzie est indemne, mais le pilote et le navigateur du bombardier sont emmenés à l'hôpital. McKenzie va se présenter devant le capitaine Archie Broome qui se le reçoit en l'insultant. Il se trouve que Gerry West, le pilote blessé, est son meilleur ami. le capitaine Broome rend McKenzie entièrement responsable et pour le punir l'affecte avec Joseph Ranjaram, un navigateur d'origine indienne, et l'affecte sur un de Havilland DH.98 Mosquito qui présente des pannes erratiques. Malgré ses tentatives de faire valoir son point de vue, Jamie McKenzie n'a d'autre choix que d'obéir.
Jamie McKenzie se rend au baraquement : il y a fait la connaissance de Joseph Ranjaram, sans réussir à adopter une attitude naturelle en face de ce militaire de souche indienne. McKenzie explique qu'il ne logera pas dans le baraquement, car il n'habite pas loin de la base, avec son épouse Beth. Il rentre chez lui et explique à sa femme que sa relation avec le capitaine a mal débuté. le lendemain, le commandement leur expose leur mission : couler par le fond un groupe de navires marchands allemands transportant du minerai le long des côtes ouest de Norvège. Ranjaram présente McKenzie au caporal Bird, le chef mécanicien. Ce dernier explique qu'il a révisé le de Havilland de fond en comble sans rien trouver d'anormal, mais en restant persuadé que l'avion va faire des siennes de manière inopinée. Les avions décollent et repèrent rapidement le convoi. le combat s'engage.
C'est le deuxième récit de guerre écrit par
Garth Ennis pour l'éditeur Aftershock, après Dreaming Eagles (2016) avec
Simon Coleby.
Garth Ennis reprend une partie des ingrédients : un récit de guerre, une base aérienne, un élément racial (ici un indien, non plus des afro-américains). Dans le même temps, ce récit est totalement différent du précédent : un pilote écossais ayant 5 ans d'expérience, disposant d'une certaine aisance financière, marié et installé. D'une certaine manière, l'auteur s'éloigne de son type de personnage préféré : un prolétaire compétent en but à une hiérarchie moins compétente. En outre, Jamie McKenzie est un héros globalement positif, développé et complexe, mais il n'a pas la vie facile. le lecteur suit le pilote dans une mission principale par chapitre, et découvre des bribes de missions passées évoquées par un personnage ou un autre. Au cours du récit, un autre supérieur de McKenzie fait référence à une de ses missions passées : il s'agit d'un récit Archangel faisant partie de la deuxième série des War Stories publiée par Vertigo rééditée dans War Stories Volume 2 (2003) dessinée par
Gary Erskine. Il n'est pas nécessaire de l'avoir lue pour apprécier pleinement cette histoire.
Le récit s'ouvre par un dessin en pleine page montrant une attaque d'avions sur des navires, accompagné par 3 cellules de texte évoquant les particularités du de Havilland DH.98 Mosquito. le lecteur peut voir les détails des navires, et la forme de l'avion en premier plan, avec ses moteur, sa forme de cockpit, son carnage. Comme à son habitude,
Garth Ennis a choisi un dessinateur prêt à s'investir sans compter pour l'exactitude de la reconstitution historique, en ce qui concerne les uniformes, les armements, les navires, les avions, les véhicules. le premier attrait de cette histoire est de permettre au lecteur de se plonger dans cette époque en ayant confiance en ce qu'il voit, de l'équipement militaire, à la tenue de soirée de Beth McKenzie, sans oublier les kilts des joueurs de cornemuse et la qualité des moustaches. Effectivement la reconstitution va au-delà de l'aspect visuel puisqu'il comprend également le vocabulaire militaire spécifique, et quelques références sociales. le lecteur sourit en voyant McKenzie découvrir que son navigateur est d'origine indienne, et ne pas savoir comment se comporter avec lui. Mckenzie est plutôt dans un état d'esprit progressiste, ne doutant pas que Joseph Ranjaram dispose des compétences nécessaires à son métier, mais il n'a pas l'habitude de voir un indien occuper ce type de poste. Autre exemple : le caporal Bird évoque le régime communiste comme l'avenir du prolétariat, ce qui évoque à la fois l'espoir d'une génération de travailleurs à l'époque, mais aussi le lutte des classes d'actualité entre travailleurs et bourgeois au sein de la société anglaise.
Ennis & Burns se montrent tout aussi subtils pour développer la personnalité de chacun des protagonistes. le lecteur apprend à les connaître progressivement. Au départ, Jamie McKenzie apparaît comme un bel homme, avec une attitude réservée apparente dans son langage corporel, déstabilisé par l'agressivité du capitaine Broome, par la couleur de peau de peau de Ranjaram. le lecteur voit en lui un individu vraisemblablement privilégié, n'étant pas habitué à se défendre pour obtenir ce qu'il veut ou pour se faire respecter. Sa femme est plus enjouée que lui, plus souriante, alors qu'il a une mine de défaitiste. Un peu plus loin, les auteurs utilisent le dispositif classique où le personnage gagne en épaisseur en évoquant ses précédentes années de guerre : ses situations de combat, ses années passées dans un bureau pour une fonction administrative. Au cours du deuxième épisode c'est une remarque de Ranjaram dans le cockpit qui révèle la personnalité de McKenzie sous un autre angle, qui fait apparaître une autre facette sous le cliché de l'anglais digne et sur la réserve. Par petites touches discrètes et organiques, le lecteur est amené à se rendre compte de la complexité de plusieurs individus, de leurs valeurs profondes, par exemple pour le navigateur Ranjaram, pour le capitaine Broome, pour le capitaine Oxblood. S'il y prête attention, il peut aussi observer comment les dessins participent à brosser ces portraits : par la posture des personnages, par leur positionnement relatif (McKenzie debout devant Broome assis), par les expressions des visages nuancées et parlantes (la dureté intense et butée sur le visage de Broome par exemple). Il n'y a que Beth McKenzie qui reste une énigme dans ce premier tome, cantonnée à sa position sociale, soutenant son mari de son mieux, sous le charme des autres hommes.
Sur le plan émotionnel, le lecteur s'implique tout de suite auprès dans les personnages, les admirant parfois, soupirant d'autres fois devant leurs réactions, éprouvant de l'empathie pour leurs souffrances. Il ressent donc avec le même impact les scènes de batailles aériennes. Pour ce récit, les auteurs ont pris le parti de ne pas humaniser les ennemis : les britanniques se battent pour abattre leurs cibles, sans état d'âme, sans penser aux vies qu'ils éliminent. Ce n'est tout simplement pas l'enjeu du récit, Ennis ayant déjà écrit des histoires antimilitaristes par le passé. Malgré tout,
Keith Burns n'édulcore pas la réalité. Lorsque Ranjaram et McKenzie mitraillent le pont d'un navire allemand, il représente les corps déchiquetés par les balles. Dans la dernière page du premier épisode, le lecteur peut voir les cadavres de marin ballotés par les flots. L'artiste se montre très impressionnant pour la représentation des batailles. Il sait choisir les angles de vue de manière à montrer la progression relative des différents avions entre eux, et par rapport aux navires quand ils font l'objet de la mission. Il trouve le point d'équilibre entre le factuel et le spectaculaire pour montrer la destruction causée par les armes. Il utilise les conventions de genre (visuels attendus dans ce récit de guerre) tout en les mettant au profit de ce récit, pour qu'ils fassent sens et l'enrichissent, à l'opposé d'une succession de clichés visuels prêts à l'emploi.
En refermant cet ouvrage, le lecteur en ressort avec la sensation d'avoir lu un récit naturaliste, presqu'un reportage focalisé sur un individu, montrant ses relations avec son entourage et son métier. En y repensant, il se rend compte qu'Ennis & Burns ont mis en scène plusieurs individus (McKenzie, Broome, Ranjara, Bird, Oxbood) montrant comment leur vie est impactée par la guerre, mais aussi comment leur personnalité s'en trouve modifiée. Il s'agit d'individus qui sont confrontés directement ou indirectement à la mort sur le champ de bataille, qui ont pour la plupart donné la mort. Il y a bien sûr la réflexion de Ranjaram sur le caractère profond de Jamie McKenzie qui renvoie à une notion de plaisir inavoué à piloter un avion de chasse, mais il y a aussi les adaptations très différentes d'un individu à l'autre : Broome qui est dans un mode relationnel de domination, Oxblood qui fait preuve d'empathie et de compréhension vis-à-vis de McKenzie mais aussi de Broome, Bird qui arrive à se projeter après la fin de la guerre (ce qui n'est pas le cas de tout le monde). Même Beth dans son rôle de femme au foyer a adapté son comportement et son mode relationnel, à son mari et sa mélancolie teintée de pessimisme, à Broome et son comportement d'alpha-mâle.
Une histoire de guerre de plus pour
Garth Ennis ? Oui bien sûr, mais pas une redite, pas de rabâchage, pas de radotage. Il brosse le portrait d'un pilote d'avion de chasse issu de la bourgeoisie, pendant une affectation à la fin de la seconde guerre mondiale.
Keith Burns fait preuve d'un talent réel pour la reconstitution historique et pour les batailles aériennes, naturaliste, sans exagération spectaculaire ou romantique. Mais c'est également une extraordinaire étude de caractère, d'une rare finesse aussi bien sociale que psychologique.