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EAN : 9782823620092
208 pages
Editions de l'Olivier (10/02/2023)
4.03/5   98 notes
Résumé :
« Morte de chagrin, le cœur brisé. »

C’est la légende familiale qui entoure l’arrière-grand-mère de la narratrice; Anne Décimus aurait suivi son mari dans la mort. L’étrange proximité que Stéphanie Dupays ressent avec son ancêtre la pousse à mener l’enquête. Elle découvre alors un secret qui fait vaciller ses certitudes : Anne a passé la majeure partie de sa vie dans un asile; elle est décédée quarante ans après la date que tous pensaient officielle. ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (41) Voir plus Ajouter une critique
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Quoi qu'en dise la légende familiale, l'arrière-grand-mère de Stéphanie Dupays n'est pas morte de chagrin en 1926, après avoir perdu ses deux grands fils et son mari. Son acte de décès officiel atteste qu'elle a vécu encore trente-huit ans après cette date. Mais alors, qu'est-elle devenue pendant ces quatre décennies sans signe de vie, ses filles abandonnées à un orphelinat ? Et pourquoi cette conviction, ancrée dans la famille, qu'elle avait rendu son dernier souffle à cinquante-et-un ans, elle qui manqua de peu être nonagénaire ?


En deux parties intitulées « On n'est pas seul dans sa peau » et « Mémoires d'une ombre », l'auteur relate la quête, qui, des traces imperceptibles transmises dans l'inconscient familial par son aïeule, à celles, sèchement conservées dans les archives de l'administration hospitalière, va lui permettre de débusquer le secret enseveli sous les gravats du déni et de l'oubli, et, par l'écriture, d'enfin relier au présent et remettre à sa place une morte qui, sans sépulture, ni lieu, ni inscription, risquait, comme il est d'usage pour les fantômes, de peser à leur insu sur la psyché de ses descendantes.


En vérité, si Anne Décimus n'est par morte en 1926 comme les siens ont préféré s'en convaincre, c'est pour connaître un destin peut-être plus funeste encore. Car, à défaut de lui ôter la vie au sens strict, le chagrin l'en a quand même bel et bien privée en lui faisant perdre la raison à une époque où l'on savait encore moins qu'aujourd'hui prendre en charge la maladie mentale. « Lorsque le père de Paul Claudel meurt et que sa soeur, Camille, est internée, l'écrivain André Suarès écrit à Paul : ‘'Vous voilà face à face avec deux aspects de la nuit. Et la mort n'est pas celui des deux qui a le plus de ténèbres.'' »


Afin de se représenter ce qu'a bien pu vivre cette femme, si bien effacée du monde qu'au-delà de son enfermement à perpétuité, les siens ont préféré la considérer comme morte et réinventer son histoire, Stéphanie Dupays s'est enquis, au moyen d'une abondante documentation, du sort réservé aux internés psychiatriques tout au long du XXe siècle. Ajoutées aux lettres et requêtes que son aïeule adressa longtemps à ses médecins et à l'encadrement de son asile, ces informations contextuelles lui permettent de retracer, entre hypothèses et doutes, le probable et terrifiant parcours d'Anne, une parmi tant de ces ombres que l'on s'empressait d'oublier entre quatre murs, souvent dans des conditions que l'on peinerait à imaginer si elles n'avaient été dénoncées par des journalistes d'investigation comme Albert Londres ou Nellie Bly.


Sans indignation ni pathos, l'auteur relate simplement cette histoire, à la fois intime et représentative de cette époque encore récente où la maladie mentale, objet d'aléatoires expérimentations médicales, s'enfermait derrière de hauts murs, pendant que l'impuissance, la honte et la peur allaient jusqu'à pousser les proches à préférer croire à la mort de leurs internés. C'est aussi une délicate auscultation des insidieux effets produits, de génération en génération, par les secrets de famille, en même temps qu'une sorte de baume, aussi touchant qu'apaisant, enfin offert, par-delà le temps, le déni et la souffrance, à une aïeule doublement tourmentée, par la maladie et par l'oubli des siens.


« Ce qui caractérise la folie, plus que le délire, est la solitude abyssale. Une solitude tellement grande qu'elle déconnecte de ses semblables. C'est comme parler une langue étrangère que personne ne comprend et à laquelle personne ne répond. »

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La légende familiale dit que l'arrière-grand-mère de la narratrice est morte de chagrin, le coeur brisé après avoir perdu ses deux fils et son mari. Personne n'en dit autre chose. le caractère taiseux des descendants d'Anne Décimus fait le reste. Pourtant la curiosité de la narratrice l'amène à une découverte étrange. L'aïeule est décédée à plus de quatre-vingt ans. de plus des arrièrés de frais d'hospitalisation avaient été réclamés à la famille dans les années soixante ! Derrière le silence se cache forcément une histoire tout autre que celle qui circule peu et mal.
Avec la pugnacité et les accès que sa profession autorise, la narratrice part sur les traces de cette arrière-grand-mère entourée d'un voile de mystère, et découvre un trésor irremplaçable.

Magnifique quête des origines, destinée à combler les non-dits de la famille dont on sait que l'ignorance volontaire n'est pas sans conséquence sur les comportements hérités sans le savoir, le roman restitue aussi une superbe histoire de la psychiatrie du vingtième siècle, avec ses balbutiements pseudo-scientifiques jusqu'à une structuration fondée sur des connaissances qui se consolident au cours des décennies.



Les lettres recueillies sont un bel exemple des liens entre la folie et la création, dont Antonin Artaud ou Camille Claudel ont été des exemples illustres, et qu'Anne Décimus ne dément pas.

Parcouru avec un grand plaisir, ce roman est un bel hommage à la famille et ce qu'elle représente de capital pour la sérénité des générations présentes et futures.


208 pages L'Olivier 10 février 2023
Sélection Prix Orange 2023


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La narratrice vit dans une toute petite famille : le père, la mère et la grand-mère. Elle même ne veut pas d'enfants.
Elle travaille à Paris comme cadre dans l'administration et revient souvent dans sa famille qui vit près de Bordeaux.
Elle a toujours senti une chape de plomb dans les dires de la famille, des non - dits inconscients, une façon de se comporter héréditaire, presque dans les gènes.
Sa grand-mère a vécu une enfance dramatique avec la perte de ses deux frères, de son mari suite à la première guerre mondiale. La légende familiale raconte que son arrière grand-mère est morte de mélancolie et de chagrin après la mort de ses deux fils et de son mari.
Lorsque des recherches généalogiques sont effectuées, on découvre qu'Anne Décimus n'est pas morte de mélancolie et de chagrin mais a séjourné encore quarante ans dans un asile psychiatrique. Des frais ont même été réclamés aux petits-enfants.
Le style d'écriture, de grande qualité, est original avec de la prose et de la poésie utilisée comme pour prendre de la distance vis-à-vis des faits.
La partie où l'auteure choisit d'enquêter sur la vie de son arrière grand-mère à l'asile est un peu trop technique, trop détaillée même si elle revêt toute son importance pour cette personne dont on avait omis de parler.
Quant au titre"Un puma dans le coeur", j'imagine qu''il fait référence à l'arrière grand-mère devenue folle de souffrance.
Une belle découverte qui sort des sentiers battus.
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L'arrière-grand-mère oubliée

À partir d'un extrait du registre des décès, «Anne Dèche née Décimus 14 mai 1875 - 14 mars 1964», Stéphanie Dupays raconte l'enquête qu'elle a mené pour retrouver l'histoire de son arrière-grand-mère, «oubliée» par sa famille durant quarante ans. Un récit bouleversant.

La narratrice occupe un poste au ministère de la santé et des affaires sociales, loin de son sud-ouest natal. Sa vie parisienne est désormais comme déconnectée de ses racines. C'est ainsi que, quand le TGV la mène à Bordeaux, elle a l'impression d'arriver dans un autre monde. Ses parents continuent de mener leur vie, de jardiner, sans s'épancher. Aussi n'est-ce pas sans étonnement qu'elle découvre que sa mère a trouvé une nouvelle occupation, la généalogie. Mais avec ce nouveau loisir, elle atteint très vite ses limites, ne parvenant pas à trouver trace cette arrière-grand-mère que la légende familiale dit morte d'un chagrin d'amour. du coup, elle sollicite sa fille afin de l'aider à compléter son arbre généalogique. À l'heure d'internet, il suffira à cette dernière de quelques clics pour que le registre des décès de Gironde affiche l'information souhaitée: «Anne Dèche née Décimus 14 mai 1875 - 14 mars 1964».
Deux dates qui entrainent une réécriture de l'histoire familiale. «Ce soir-là je pressens que l'histoire familiale qui passe de "matière solide et stable de lieux et de faits" à "un tissu lâche et mouvant de souvenirs déformés, de fantômes errants et de mensonges. (...) Je sens que derrière le récit autorisé se presse une réalité difficile à cerner mais impossible à écarter.»
Intriguée par cette longue vie qui n'a pas laissé de traces, elle cherche et interroge, découvre que cette ancêtre a été internée en asile psychiatrique où elle est décédée, quasiment oubliée des siens.
«Mes parents ne comprennent pas pourquoi cette histoire me bouleverse. Ils restent indifférents à ma quête. (...) Ma mère dit: "De l'eau a coulé sous les ponts". Mon père dit: "C'était une autre époque, les gens se posaient moins de questions que maintenant."»
Mais les temps changent. Aujourd'hui, on étudie l'hérédité et la psychogénéalogie, on cherche comment se transmet l'héritage. Ce sont dès lors ces voies que part explorer la narratrice. Elle va explorer les rares documents qu'elle retrouve sur l'asile où Anne a été internée, chercher des témoins, tenter de percer ce secret de famille: comment Anne a-t-elle vécu plus de trente années sans que sa famille se préoccupe d'elle? Comment occupait-elle ses journées? de quoi est-elle morte? Où est-elle inhumée? Quand sa mère lui assène «Il n'y a rien à raconter. Nos vies ne sont pas des romans», elle y voit un encouragement à lui prouver le contraire, à poursuivre une enquête. Comme elle le souligne dans un texte confié au site Actualitté, elle va chercher à organiser le chaos: «Je pose sur le papier les faits, les dates, les souvenirs comme autant de petits cailloux en espérant qu'ils dessineront un chemin. Je convoque l'archive administrative, la médecine, la sociologie pour m'aider à approcher la vie d'Anne Décimus.»
Outre la vie de l'aïeule, on y explore l'histoire de la psychiatrie ou encore le sort des internés durant la Seconde guerre mondiale. Instructif et émouvant, ce troisième roman de Stéphanie Dupays, après Brillante (2016) et Comme elle l'imagine (2019) vaut aussi pour sa forme. La romancière choisit en effet de dire «je» pour ne pas ajouter de la fiction au mensonge. Elle prend toutefois soin de compléter sa prose de poésie, entre haikus et plus longs poèmes qui soulignent les émotions ressenties et offrent une transition, une respiration dans cette quête difficile et par trop lacunaire. «La documentation m'a ouvert le passage pour comprendre ce qu'elle a vécu. Et la poésie m'a permis d'affronter le bouleversement, d'oser exprimer une émotion, pas frontalement, mais par la grâce de l'image.»

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Est-ce qu'on peut réellement mourir de chagrin, le coeur brisé ?

C'est ce qui se dit depuis fort longtemps de l'arrière grand-mère de la narratrice. Anne Décimus serait morte de chagrin à la suite du décès de son mari. Mais quand sa petite fille devenue adulte se penche sur la vie de cette bisaïeule, elle découvre qu'elle a vécu beaucoup plus longtemps qu'il ne se dit, et qu'elle a passé 38 ans au Château Picon, un asile, devenu depuis 1970 l'hôpital psychiatrique Charles Perrens à Bordeaux.

Entre légende et vérité, un océan que la narratrice franchit. Pendant quelques années, elle va tenter de reconstituer la vie d'enfermement de son arrière grand-mère dont personne dans la famille ne semble connaître l'existence. A force de persévérance, sa ténacité va finir par payer.

C'est un récit familial qui se passe dans ma région, petit bonus pour moi, la région bordelaise. La narratrice redonne un peu de vie à son ancêtre qui durant 38 ans en a manqué, ayant dû subir un enfermement permanent comme il était coutume à l'époque pour beaucoup de malades psychiatriques, faute de soins adaptés.

A la suite de recherches, l'autrice profite de cette histoire pour faire une petite rétrospective de l'évolution de la psychiatrie, succincte mais intéressante.

C'est un ouvrage bien écrit qui rend un joli hommage, tendre et émouvant à sa bisaïeule et en élargissant, à toutes les personnes se retrouvant privées de liberté et dont les souffrances psychiques extrêmes ne pouvaient pas être soulagées comme il aurait fallu.

Un récit poignant, une belle découverte.

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critiques presse (2)
SudOuestPresse
27 mars 2023
Mêlant fiction et récit personnel, Stéphanie Dupays redonne une voix à son arrière-grand-mère. Une femme réduite au silence, dans un asile bordelais, pendant quarante ans.
Lire la critique sur le site : SudOuestPresse
LeMonde
27 février 2023
Se faire la complice de l’oubli est impossible à Stéphanie Dupays. Laisser son aïeule captive d’une fiction, insupportable.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (75) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
1. On n'est pas seul dans sa peau
Je viens de loin de beaucoup plus loin qu’on ne pourrait croire
C'est une famille restreinte, quelque peu ratatinée, que la mienne. Mes parents, ma grand-mère et moi. C'est tout. Depuis sa retraite, ma mère a entrepris d'y ajouter des ascendants puisque je lui refuse les descendants : elle s’est mise à la généalogie. Je n'ai jamais voulu d’ enfant, ceux de mon compagnon me suffisant amplement. Je devine que ce choix est une douleur pour mes parents, bien qu’ils ne m’en aient jamais parlé. Nous parlons très peu chez nous, surtout des sujets importants. Peut-être aussi qu’éviter de poser la question donne le bénéfice du doute: tant que le non n’est pas clairement prononcé, cela laisse le oui virtuellement possible.
Ce soir-là, nous sommes attablés dans le jardin de Marc.
Le soleil se couche derrière la rangée de pins et le ciel est tout rose. Dans la nuit odorante qui nous enveloppe, nous parlons de tout et de rien. Nous avons atteint la trentaine, cet âge où les moins chanceux d’entre nous commencent à avoir des problèmes avec leurs parents. Ce n’est pas mon cas, les miens continuent de se lever à six heures du matin pour retourner le jardin avec l’énergie de travailleurs exploités. Ils débordent d'activités nouvelles et je me mets à raconter avec une certaine ironie comment ma mère tente par tous les moyens de grossir les rangs de la tribu, à ma place. Clément réagit au nouveau hobby de ma mère:
— Tu n'as pas peur qu’elle découvre un ancêtre meurtrier ou bagnard ?
Il est historien, spécialiste des guerres de religion, il s’y connaît en massacres.
— Ou alors un noble, un Jean-Eudes de la Tour-qui-penche, renchérit Romain qui connaît ma phobie des particules.
J'avoue ne pas y avoir pensé. Des aïeux morts et enterrés depuis des siècles, quel intérêt? Je balaie la question d'un revers de main, il faut bien que vieillesse s'occupe. Et mieux vaut la généalogie que le parapente.
— Le passé proche, je le connais. Quant au passé lointain, il ne peut blesser personne. Claire se lève et déclame: Je viens de loin de beaucoup plus loin
Qu'on ne pourrait croire

Je dis oui, je sais, des choses importantes dans ma vie ont eu lieu avant que je vienne au monde.
J'ai souvent lu que les traumatismes se transmettent de génération en génération. Il m'arrive de penser que la pluie de catastrophes qui s'était abattue sur ma grand-mère avait certainement quelque chose à voir avec l'inquiétude de ma mère et avec la mienne. Mais jusqu'où faut-il remonter le fil? Qu'est-ce que cela apporte?
C’est le moment où le soleil rougeoyant enflamme la cime des pins, mon moment préféré. Le flamboiement des couleurs donne à l’atmosphère une certaine solennité. Je me cale contre le fauteuil et je finis par dire:
— Je ne vois pas ce qu’on pourrait découvrir de pire que ce que je sais déjà à propos de ma grand-mère et de mon arrière-grand-mère. Même Dickens n'aurait pas osé farcir de tant de drames la vie de ses personnages!
Devant les regards curieux de mes amis, je continue:
— Rien que leur nom a quelque chose de menaçant. Décimus. «Décimer» c’est «mettre à mort une personne sur dix».
La réalité a largement dépassé l’onomastique: quatre des six membres de la famille de ma grand-mère ont été emportés alors qu’elle n'avait pas huit ans. Par réflexe professionnel — je suis statisticienne de formation —, j’aime bien ramener le particulier au général et le mettre en perspective. Parce que je crains l’excès, l’outrance, le mélodrame, je relativise tout de suite mes propos dramatiques. Pour ces générations nées entre deux massacres, les destins comme ceux-là étaient fréquents. Les femmes mouraient encore en couches, les bébés étaient terrassés par des fièvres que l'on ne savait pas soigner, La médecine n'avait pas encore triomphé des maladies infectieuses. La précarité des modes de vie et la rudesse des travaux exterminaient les gens très tôt. Pourtant, la banalité de ces destins dévastés n'apaisait en rien la douleur que j’ai pu ressentir, enfant, à savoir ma grand-mère au centre du carnage. L'évocation de ses disparus m'a toujours meurtrie, comme si je Les avais connus. Mais ce n'est pas le moment de gâcher la douceur de cette fin de soirée en développant ces vieilles histoires. Je minimise:
— C'était le lot de beaucoup de familles, la mort faisait partie de la vie.
Brice interrompt la conversation en apportant des infusions pour les uns et des digestifs pour les autres et La discussion change de cours. En sirotant la boisson chaude, je me dis que j'ai de la chance d’être une femme du XXIe siècle, qui n’a pas connu la perte brutale et fréquente d'amis, de parents, d'enfants, pour qui les guerres et les épidémies sont, encore, lointaines, et qui peut profiter d'une soirée insouciante entre amis dans une maison de campagne sentant la résine de pin et l'océan.

Quelque chose se débattait en vous que vous ne pouviez dire avec des mots
Chaque fois que j'interrogeais ma grand-mère sur son enfance et sa vie d'avant ma naissance, d'avant la naissance de ma mère, elle évoquait ses disparus comme on égrène les billes d’un chapelet. Ou plutôt des lentilles car la scène avait lieu le plus souvent dans la cuisine, le cœur battant de la maison.
Nous prenions deux assiettes, elle disposait une poignée de graines d'un côté et, avec un doigt, les faisait passer d'une extrémité à l’autre de l'assiette, en enlevant les grains de blé et les cailloux minuscules qui s’étaient glissés dans le tas. Concentrée sur cette activité aux allures de rite ancestral, elle me parlait des siens.
Ses deux frères, Léon et Louis, étaient morts alors qu’elle était petite fille. Léon qui travaillait dans une vinaigrerie avait été gazé lors de la Première Guerre mondiale et avait succombé à ses blessures. Probablement des lésions pulmonaires. Léon avait été renversé par un tramway à Bordeaux. Leur père, Armand, avait été terrassé par une crise cardiaque ou un AVC, une nuit. Et leur mère, Anne Dèche née Décimus, avait disparu à sa suite.
À ce stade de l’histoire, ma grand-mère interrompait le tri. Sa voix devenait plus grave et elle disait dans un soupir :
— Elle est morte de chagrin, le cœur brisé.
Suivre son bien-aimé dans la mort, un vrai destin d'héroïne tragique! Nous n’étions plus dans la petite cuisine aux tommettes frottées une fois par semaine à la brosse mais sur la scène d'une tragédie, avec le lourd rideau rouge, les fauteuils de velours et les trois coups. Les moineaux se ruant sur les grains de blé extraits des lentilles que ma grand-mère venait de jeter devant la porte se transformaient en oracles, annonciateurs d'une catastrophe.

J'imagine
ma grand-mère enfant
quelle drôle d’expression
moi qui ne l’ai connue que ridée les cheveux gris
Enfant
c'est-à-dire
désarmée
dépendante
naïve
Trois jours après son anniversaire
réveillée
en pleine nuit
une nuit noire comme le fond des mers
elle entend des cris des bruits une lampe qui tombe
Sa mère
Anne Décimus
les cheveux emmêlés les yeux affolés
trébuchant comme une soûlarde
Les pompiers sont là
« Ils n'ont pas pu le sauver»
Que signifie la mort à sept ans?
Il fait nuit partout

Anne Décimus se laisse sombrer. La présence de ses deux filles, Henriette et Andrée, ne suffit pas à l'extirper du trou noir. Elle disparaît, elle aussi.
L'aînée, Andrée, «un mauvais sujet», est placée en maison de redressement, la Miséricorde, à Bordeaux. La cadette, ma grand-mère, part à Soulac, une ville balnéaire coincée entre la côte atlantique et l'estuaire de la Gironde, à cent kilomètres de là. Elle entre à l’orphelinat qu’elle nomme le «couvent» car il est tenu par les religieuses de la Présentation. Ma grand-mère et sa sœur avaient des oncles et tantes et une marraine «qui vivait dans un château à Cenon». Aucun n’a adopté les orphelines. Pour ma grand-mère, cet abandon tenait à un ostracisme politique: Armand et Anne Décimus étaient brouillés avec le reste de la famille car ils étaient communistes. Cela reste une hypothèse, que pouvait en savoir une enfant de sept ou huit ans?
Ce récit maintes fois répété a fait germer en moi deux idées:
— on ne peut pas compter sur les riches;
— on peut mourir de chagrin. D’un chagrin d'amour.
Il fallait donc s’en protéger (des riches et de l'amour). Les études ont joué leur rôle de paratonnerre contre les dominants; quant à l'amour, je n'ai pas encore trouvé l’antidote.
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Ce qui caractérise la folie, plus que le délire, est la solitude abyssale. Une solitude tellement grande qu’elle déconnecte de ses semblables. C’est comme parler une langue étrangère que personne ne comprend et à laquelle personne ne répond.
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Chaque fois que j’évoque le séjour d’Anne en hôpital psychiatrique auprès de personnes férues d’histoire, le même étonnement revient : comment a-t-elle survécu à la guerre alors que des dizaines de milliers de malades sont morts de dénutrition dans les asiles ? Camille Claudel, morte de faim à l’asile de Montfavet en 1943, est une victime illustre, parmi quarante mille anonymes. Cet épisode reste méconnu jusqu’à ce que le scandale éclate quand, en 1987, un psychiatre lyonnais, Max Lafont, dénonce « l’extermination douce » dans un livre qui fit grand bruit. L’indifférence fait place à l’indignation, à la recherche forcenée des coupables et à une querelle d’historiens. Certains soutiennent la thèse d’une extermination intentionnelle mise en œuvre par Vichy obéissant au projet d’euthanasie du régime hitlérien, d’autres analysent la surmortalité des aliénés comme une conséquence de leur vulnérabilité sans qu’il y ait eu de volonté politique de les exterminer. C’est cette dernière approche qui s’est imposée aujourd’hui. Mais s’il n’y a pas eu de « génocide des fous » comme en Allemagne, la démonstration de cette « lâcheté collective » en est presque plus choquante.
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Le TGV file en direction de Paris, je rentre chez moi. Dans le train, un double sentiment de libération et d’inachevé me saisit. Je me sens comme une fugitive. Je dévisage mon reflet sur la vitre. Le ciel flamboie, menaçant, dans une atmosphère de fin du monde. C’est comme changer de fuseau horaire car ma vie dans la capitale est l’exact inverse de la vie chez mes parents. La campagne girondine impose son rythme horizontal, à ras de la grave, sa terre sableuse. Champs de colza, prés, vignes, Garonne, tout est sur le même plan. Paris est verticale, je passe sans vertige des profondeurs du métro à mon bureau au seizième étage d’une tour avec vue sur la Seine. Je cours de théâtre en musée, de salle de concert en galerie. J’y vis une vie d’ermite entourée de beaucoup de monde.
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Monter aux archives
c'est descendre
descendre
descendre
aux fonds/ Au fond
comme un scaphandrier
cherche dans les eaux noires
le vaisseau noyé
arrache à la nuit tenace
mille débris infimes
ramène sur le rivage les fragments d'une vie
éparse
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Stéphanie Dupays vous présente son ouvrage "Comme elle l'imagine" aux éditions Mercure de France.
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