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Le deuil de la littérature" est un court essai de
Baptiste Dericquebourg, formé à la littérature et à la philosophie à l'
Ecole Normale Supérieure et à la Sorbonne.
Il fait un état des lieux de ces enseignements à l'université : milieu sclérosé, frileux, replié sur soi, ergotant, ressassant jusqu'à plus soif l'explication des textes et leur glose, sans créativité ni formation véritable à la lecture et à l'écriture ; avec pour ultime fin l'accès à des carrières d'enseignants chercheurs (chercheurs en quoi ?) desséchées et inutiles, qui ne visent que leur propre improductif renouvellement : "le clergé" comme le nomme Dericquebourg.
Tout n'est pas faux : j'ai retrouvé les impressions de déréliction et de "hors sol" que j'ai éprouvées pendant mes études de philo (mais il y avait également une formation assez austère à la rigueur).
Quelle solution pour remédier à la sclérose de ces enseignements ? Tout simplement la suppression des universités les dispensant ( et «dispenser» serait un grand mot, si on en croit l'auteur).
Apprendre à penser dans le cadre... de l'entreprise afin de former le peuple au discours et le rendre apte au référendum d'initiative partagée.
Rien de moins.
Mort au clergé ! Vive l'anar... euh… vive les formations à l'art de penser, de créer et de vivre enfin, financées par les forces vives de la production ! N'ayons pas peur de marchandiser le livre, seule façon de le faire sortir du ghetto dans lequel il est en train de s'embourber, tellement étroit qu'il en devient incestueux (c'est moi qui le dit, pas l'auteur !)
Bon.
D'abord, il semble bien que le livre soit marchandisé depuis quelques décennies déjà avec ses prix, ses deux sorties littéraires annuelles, ses campagnes de promotion…
Il est vrai qu'est pulvérisée au passage l'image un peu trop sacralisée de la culture : tout, TOUT serait marchandise sauf... SAUF... la sacro-sainte CULTURE, voyons. Bas les pattes, immondes commerçants, beurk.
Car pour circuler, le livre a besoin d'un support, comme le théâtre a besoin d'acteurs. Dans notre monde imparfait les idées ont besoin, en plus de leurs auteurs, d'éditeurs, d'imprimeurs, de transporteurs. Donc oui, le livre est aussi une marchandise.
Ensuite... il faut apprendre à produire du discours, nous dit l'auteur... Comme si le discours pour être efficace avait besoin d'être réfléchi, argumenté, logique. Non, le discours ( n'oublions pas son étymologie, du latin discursus, « action de courir çà et là ») s'adresse davantage aux tripes qu'à l'intelligence... le discours est (le plus souvent hélas !) manipulation.
On peut ajouter à cela qu'un plaidoyer soudain et inattendu en faveur de la démocratie directe au désavantage de la démocratie représentative transforme ce qui était un essai littéraire en profession de foi politique sans que soient posées les bases de son programme de réforme dans un ouvrage préalable. On devine les options politiques de Dericquebourg, elles n'ont pas à être remises en cause, il a le droit d'en avoir ; mais elles arrivent ici sans argumentaire et sans avoir été annoncées, comme ayant déjà été validées par le lecteur.
Les patrons d'industrie, soutiens de la chose écrite et de l'art de penser ? Des viviers au sein de l'entreprise ? Pourquoi pas ?
Mais la suppression des subventions ? Elle risque de couper le peu d'accès à l'air pur qui reste et on peut craindre que la liberté de penser ne laisse cette fois la totalité de ses plumes dans une culture à la Bolloré.
L'épanouissement culturel au sein de l'entreprise, je suis pour à condition qu'il existe aussi (et surtout) ailleurs. Gardons-nous de nous laisser entièrement dévorer par le fonctionnel et le productif.
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Il faut reconnaître, malgré toutes les objections, que
Baptiste Dericquebourg n'a pas pour seul objectif la destruction jouissive du vieux monde, il propose une reconstruction. Son essai peut être stimulant parce qu'il dresse un état des lieux absolument véridique, même s'il a le tort d'instruire uniquement à charge, ce qui lui enlève de la force.
Enfin, même sans une foi absolue comme la sienne en l'intelligence du peuple (qui n'est pas l'addition des intelligences individuelles qui le composent, loin s'en faut), il faut admettre qu'il offre des pistes de réflexion et que des actions pratiques sont proposées : oui il serait bon de sortir la littérature et la philosophie de l'ornière et d'oeuvrer à leur résurrection, y compris en entreprise.
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Mais cette lecture donne envie de réhabiliter l'inutile et d'en écrire un nouvel éloge (car je vois qu'un certain
Nuccio Ordine, qui nous a quittés en 2023, est déjà l'auteur d'un "Utilité de l'inutile")