Ainsi, si la Littérature et la Philosophie ne sont pas le moteur de l'histoire, on peut néanmoins reconnaître une certaine congruence entre le désarroi politique de notre époque et la pédagogie et l'esthétique qui portent ces discours universitaires. On pourrait la résumé dans le portrait du Culturé*, conçu comme un idéal-type à la croisée du Parnasse increvable et de l'aliénation politique : caractérisé par un extrême conformisme, par un sentiment de supériorité morale et politique appuyé sur ses diplômes - au point de se croire capable de déterminer seul démocratiquement de l'intérêt général, contre tous les beaufs, cassos, ploucs et pauvres cons - et par une ignorance du passé qu'égale son manque de perspicacité quant au futur, le Culturé croit penser quand il répète, reprendre en main son existence quand il suit une mode, faire preuve d'insoumission quand il s'indigne sur commande. Sa pratique affichée des arts et des livres, son goût des voyages et des concerts, occasionnellement du théâtre, bien souvent des films et désormais des séries, sa fréquentation des musées et expositions, ses pratiques sportives et musicales tiennent principalement de l'affichage. Le Culturé veille à ne pas avoir une idée qui dépasse. Il se conçoit souvent comme de la classe moyenne : il est à la fois le peuple, et mieux que le peuple, qui, comme les riches, aime l'argent, alors que lui aime aussi l'esprit. Son pouvoir d'encadrement moral et politique était grand, mais depuis quelques années, avec l'effondrement accéléré de pans entiers de la société française, il a fini par devenir visible pour ce qu'il est réellement : égoïste et moralisateur, idiot et obstiné dans son idiotie.
*en italique dans le texte.
Pour que le langage échappe à sa réification, il serait (...) plus pertinent d'assumer la possibilité qu'il soit marchandise ou service, et de sortir du déni du commerce de la Littérature. Libérée de son aura cultuelle, le texte retrouve une valeur d'usage en même temps qu'il acquiert une valeur marchande ; en d'autres termes, l'existence d'un marché viable soutenant l'échange des discours est l'un des témoignages de la vitalité de la pensée et de la pertinence dans une société.
---
(Qu'on ne m'attribue pas une telle pensée, SOS ! D'ailleurs, l'auteur défonce les portes ouvertes : il y a un moment déjà que le livre est devenu un objet de commerce, et pas des plus rentables ! )
La situation actuelle, avec la numérisation accélérée de tous les discours présents et passés, apporte un démenti radical à l'idée selon laquelle le discours peut continuer à vivre grâce à sa conservation : si naufrage il y a, ce n'est certes pas par incapacité technique à conserver la lettre. C'est plutôt que l'esprit s'en retire, ou que les conditions grâce auxquelles l'esprit peut se glisser dans la lettre ne sont plus remplies.
C'est un fait : le destin d'un auteur est de mourir, quelque soit la qualité de son oeuvre ; un chef-d'oeuvre ne perdure qu'au prix d'une infinité de contre-sens sur son compte, dont les deux principaux sont l'intégration à l'idéologie de la classe dominante (...) ; l'intégration au nombre des auteurs que l'on étudie dans les classes.
Ainsi, si d'un côté nous voyons le Culturé, consommateur-approbateur, s'avachir dans la figure du Diverti, nous voyons aussi resurgir la revendication d'un contrôle direct de notre destin collectif, un sens de la conflictualité et une appétence pour une parole pertinente plutôt que pour une parole pour "faire joli".