«Le conditionnel, un temps à procrastiner»
« Viens ici, tu devrais … » - « Pourquoi ne m'écoutes-tu pas ? Je te l'avais dit pourtant que tu aurais dû… » - « Aahhhh si j'avais su, j'aurais … » - « Arrête de procrastiner à la fin !! »
Combien de fois avez-vous dit, pensé ou voulu dire : « Oui, oui, je le ferai demain ! »
À petite ou grande échelle, tôt ou tard, nous repoussons. Certains excellent en la matière, d'autres l'utilisent à bonne escient et se font plus discrets.
Pierre de Grandi a décidé d'écrire son nouveau roman sur la procrastination. Comme à son habitude, il utilise un vocabulaire adapté, clair et harmonieux. le truffant de dialogues, le saupoudrant de termes populaires, il met en scène la vie de George Elorac, jeune adulte de 18 ans, cadet d'une famille de trois enfants.
George a pour seule préoccupation journalière, après avoir passé son bac par concession pour ses parents, celle d'alimenter son blog sous le pseudonyme de « Gaibazar ». Convaincu que choisir une voie professionnelle « c'est dépenser l'énergie de renoncer », il préfère s'abstenir. Comme il le dit : « (…) y'en a qui n'ont pas rencontré leur propre existence, leur destinée les ignore encore. »
Alors, il se contente de palabre-réflexions en lignes, avec ses amis comme Nuisettenoire ou Fucktheword, postant ainsi tout un ensemble d'élucubrations sur leur quotidien et la vie en générale.
Cependant, hors de ce monde virtuel, George sait qu'un voile brumeux plane sur l'ensemble de sa famille. Il semblerait qu'ils aient tous choisi de prendre le chemin de la « fuite », y compris ses parents. Mais pour quelle raison ? Certains espèrent tant bien que mal faire disparaître les « corps flottants » de leur vue quotidienne, recherchant l'illumination. Pour d'autres, telle la vase d'un étang que l'on ne voudrait surtout pas faire remonter, ils vivent dans une bulle de temporisation, permettant ainsi aux non-dits de reposer en paix.
Grâce à des procédés bien élaborés, l'auteur nous guide au gré des chapitres dans une série de métamorphoses successives. Narrateur omniscient dans la vie de George, nous basculons acteurs dans celle de sa famille. Dès lors, plongés au coeur de leurs tourments, nous découvrons les strates de leur vie.
Extrait du journal de Julien (second enfant) :
« Il est exact que j'ai décidé de m'extraire de la gangue terne engluant ma famille, où la lumière du vivre ensemble s'était voilée, assombrie parfois jusqu'au gris le plus froid par les réserves des uns ou des autres, par un mélange de non-dits et de préjugés, par des silences et de tacites je-n'en-pense-pas-moins-mais-il-est-inutile-que-j'essaie-de-le-dire. J'ai souhaité me mettre en pleine lumière pour mieux identifier les ombres de chacun : la mienne, puis celles de mes parents aussi hyperactifs qu'absents ou plutôt artificiellement présents, celle plus mince de ma soeur que je connais mieux, et le contour encore si flou de celle de mon petit frère. Alors j'ai choisi une lumière transcendante, je veux dire venue d'ailleurs, plus forte que la grisaille immanente de la famille. J'ai voulu une lumière monochrome, blanche, pour contenir toutes les autres : la lumière de Dieu. » - p. 60
Alors de combien de temps disposons-nous avant qu'il ne soit trop tard ?
Pierre de Grandi a choisi pour titre la première partie d'un dicton breton qu'il avait entendu. Je cite : « Quand les mouettes ont pied, il est temps de virer. » Autrement dit, aucun marin assez fou ne changerait pas de cap s'il voit les mouettes piétiner les berges, et pourtant !!
Nous refusons parfois de voir l'évidence, convaincus d'avoir de bonnes raisons de retarder le temps t. Cependant, passer ce « point de non-retour », ne sera-t-il pas trop tard ? Ne finirons-nous pas « … échoué, avec le cadavre d'un secret éventré » ?
Dans cet ouvrage,
Pierre de Grandi démontre les dommages collatéraux que nos choix peuvent avoir sur autrui, les conséquences sur notre propre existence, le temps qui avance, nous emprisonne, dans une voie autocratique que jamais nous n'aurions choisie si d'aventure, nous avions su où cela nous mènerait. Mais les bonnes « excuses » existent-elles dans la procrastination ?
Jean-Antoine Petit-Senne, écrivain et poète suisse du 18e a dit : « Entre un passé qu'il regrette et un avenir qu'il espère, l'homme est comme entre deux chaises, le présent par terre. »
Madeleine, la mère de George, est infirmière aux soins palliatifs. Se tuant à la tâche journalièrement comme cherchant l'expiation, son travail constitue sa bulle.
Extrait d'une discussion aux soins palliatifs :
(Patient) « (…) Non Madeleine… pas de la mort… c'est de ma mort que je parle… La mienne… Je m'en approche. Par moment… je crois l'atteindre… ou l'attendre ? Toutes ses nuits…
Je sais qu'elle ne viendra pas me prendre…c'est moi qui la rejoindrais… je m'y coulerai comme dans son lit… avec une sorte de contentement étonné…un apaisement dans l'indifférence enfin apprivoisée… »
(Madeleine) Je l'admire !! Ça, c'est ce que je lui dis… En fait, il m'agace, ce vieux ! Non, il me terrifie ! Jamais je ne pourrai mourir comme lui. Il faudrait…
J'y pense à chaque instant… c'est ma prison ! – p. 42
Si nous faisons le choix de remettre au lendemain nos obligations, sommes-nous prêts à en assumer l'entier des conséquences ? Sommes-nous conscients de l'effet vicieux que pourrait engendrer nos actes sur autrui ? Parce qu'un jour viendra où « le héron choisit son poisson », et « quand le masque de la vérité se lève » n'est-il pas trop tard pour avoir des regrets ?
Une fois de plus,
Pierre de Grandi m'a laissée, comme dirait l'expression populaire, « le cul entre deux chaises ». L'histoire contemporaine de cette famille ordinaire n'est pas haletante comme un thriller le saurait. Cependant, sa force est justement là ! Par cette simplicité, l'auteur cède une place au lecteur, lui donnant libre cours à l'expression de sa pensée. Sans fioriture, il lui permet d'aller « au-delà » de la toile, laissant croître l'arborescence de ses réflexions et faisant ainsi écho à sa propre existence.
Quant à la procrastination et à notre infini capacité a juger autrui, je laisse à qui le souhaite, méditer sur ce proverbe :
« le sage et le lâche ont en commun l'art de la fuite. Bien prétentieux celui qui se permet de les juger. » - «
Les âmes croisées », roman de
Pierre Bottero, auteur français.
Ce livre vous intéresse ? Toutes les infos sur
http://www.plaisirdelire.ch/produit/quand-les-mouettes-ont-pied