AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Interview de Zineb Mekouar : la terre se meurt, la mère se tait
Souviens-toi des abeilles : tragédie écologique à hauteur d’enfant 

Article publié le 10/08/2024 par Guillaume Teisseire

 

Après son premier roman La Poule et son cumin, lauréat fin juin du Prix du Meilleur Roman des lecteurs Points 2024, Zineb Mekouar publie chez Gallimard Souviens-toi des abeilles, une tragédie familiale et écologique vue à travers les yeux d’un enfant, dans le village marocain d’Inzerki qui abrite (réellement) le plus ancien rucher collectif du monde. Un site unique, victime du réchauffement climatique.

 

L’autrice a répondu à nos questions sur ce roman qui a ému de nombreux lecteurs et lectrices Babelio, à l'instar de aufildeslivres : « Quel livre ! Zineb Mekouar nous promène le long du Rucher collectif du Saint, aux pieds de la Montagne, sur les sentiers à la recherche des sources, dans le village où l'on chuchote. Elle nous guide mêlant ses doigts aux nôtres, nos pas aux siens. On se tait, on écoute. le vent chaud soulève nos cheveux, la poussière se colle au visage. Le roman est vivant, organique. Les terres se visitent tandis qu'à nos oreilles se révèle le chagrin d'un soir sans étoile. C'est juste époustouflant ! Une lecture qui emporte. »

 

 

On pense bien entendu en vous lisant à ce mot attribué à Albert Einstein : « Si les abeilles disparaissaient, l'homme n'aurait plus que quatre ans à vivre ». Mais on dépasse ici la prophétie un peu cérébrale pour une incarnation locale et tangible du désastre. Etait-ce important pour vous de montrer une expression concrète de l’écologie, à l’échelle d’une famille et d’un village ?

Je trouve que la littérature a ce pouvoir d’incarner, par des personnages, des émotions, des trajectoires de vies, certains concepts ou grandes idées. Rien n’est plus fort que d’avoir l’impression de vivre, le temps de quelques centaines de pages, le quotidien d’un Autre, on se rend compte que nous ne sommes pas si différents. Bien sûr, les contextes historiques, géographiques et les circonstances de vie changent mais, en lisant, nous nous rendons vite compte que, comme nos personnages, et même s’ils sont très différents de nous, l’être humain a les mêmes rêves, aspirations, envies d’amour, d’amitié, les mêmes peurs, les mêmes joies. Dans mon roman Souviens-toi des abeilles, j’avais envie, loin des grands discours, de montrer de manière quasi-charnelle ce qu’éprouvent celles et ceux pour qui le réchauffement climatique dérègle tout. J’avais aussi envie de le faire à hauteur d’enfant, à hauteur d’un petit garçon que la nature émerveille.


Par certains aspects, ce qui se joue dans votre roman n’est pas daté : les secrets de famille, les traditions transmises ou perdues, la terre qui ne donne plus, l’exode vers la ville comme un possible nouveau départ. Sans la présence discrète de téléphones portables, on pourrait tout à fait situer l’intrigue 50 ans plus tôt. En dépit d’un sujet très contemporain, aviez-vous à cœur d’écrire un roman intemporel ?

Exactement. Je voulais en faire un hymne à la nature et à l’amour maternel aussi, même meurtri, blessé. Comment fait-on lorsque la nature, la mère ne peuvent plus nourrir leurs enfants ? Pour moi, c’est une question fondamentale, qui transcende les époques, même si aujourd’hui elle peut avoir un écho très contemporain. Je voulais montrer que l’histoire pouvait toucher tous les lieux et toutes les époques : il se trouve que l’intrigue se situe au Maroc mais le jeune protagoniste pourrait être un petit garçon de n’importe quel village du monde… lorsque l’on touche à l’intime, au rapport direct à la terre, les frontières n'existent plus, on arrive au plus fondamental.

Anir ne sort jamais sans le poignard offert par son grand-père, qui le protège, ni la gourde offerte par son père, qui étanche sa soif. Jusque dans son titre, Souviens-toi des abeilles parle de transmission, de ce qu’on conserve de ceux qui nous précèdent. A quel point ces legs sont-ils essentiels à vos yeux ?

La transmission est un thème qui revient dans mon écriture, je m’en rends compte presque malgré moi. C’est après avoir écrit Souviens-toi des abeilles que je me suis rendu compte que le personnage du grand-père était central, tout comme les grands-parents dans mon premier roman, La Poule et son cumin. L’un des thèmes qui m’importent beaucoup est celui de l’enfance, sa vulnérabilité face au monde aussi. Je pense que lorsque le thème de l’enfance est esquissé, celui de la transmission n’est jamais très loin…

Les sourciers, les abeilles qui entourent un enfant comme une armure, les mots-talismans qui réparent les cicatrices de la terre, dans les traditions d’Inzerki affleure parfois la magie. Mais peut-être ne semblent-elles magiques qu’à ceux qui ont oublié comment on vit avec la nature et comment on s’adresse à elle ?

En fait, ce qui m’a frappée lorsque je suis allée visiter ce rucher, qui est un lieu réel, c’est la beauté d’abord mais aussi la difficulté que l’on peut éprouver lorsque l’on vit dans des endroits aussi arides. La nécessité d’être en harmonie avec la nature, les saisons, les êtres vivants devient presque une injonction pour survivre. Des rituels viennent ensuite se greffer dessus, et j’avais envie de montrer comment tout cela, du point de vue de l’enfance, pouvait relever de quelque-chose de magique, de protecteur. Les mots-talismans, les abeilles qui forment une armure, les cils-branches que l’on retrouve dans le roman… toutes ces petites choses réconfortent Anir, le jeune garçon, et l’enveloppent de tendresse, sur fond de paysage aride et de drame familial….

 

Le Rucher du Saint, à Inzerki (Maroc)


Muet et implacable, le soleil brille sur Inzerki, et fait passer la terre du rouge au blanc. Il existe une famille des tragédies écrasées par le soleil, de Camus, Garcia Lorca ou Giono, dans laquelle votre roman aurait toute sa place. Le réchauffement climatique, ironiquement enfanté par l’homme, est-il la fatalité divine des tragédies d’aujourd’hui ?

En réfléchissant à la forme que prendrait mon roman, j’ai tout de suite pensé aux tragédies grecques effectivement, où le Destin, inéluctable, est en marche et entraîne les personnages. Je pense que le réchauffement climatique peut totalement être conçu comme la fatalité divine des tragédies d’aujourd’hui… mais peut-être est-ce simplement pour mieux éveiller les consciences en disant : si l’on ne change rien à notre façon de vivre, à l’équilibre avec la terre, le monde vivant, la marche du Destin sera sans appel… mais nous pouvons toujours changer les choses.

Le Rucher du Saint est le plus vieux rucher collectif du monde. Décrire son agonie, est-ce une manière pour vous de rappeler que même ce qui semble éternel peut disparaître ?

Oui, totalement. Et je pense que le drame de l’humanité est bien là : croire que le monde vivant, la terre sont éternels, quelles que soient nos actions et leurs conséquences sur l’équilibre avec la nature. Montrer la potentielle disparition du rucher d’Inzerki, dans le roman, c’est montrer à quel point, au contraire, ce qui nous semble éternel est d’une extrême vulnérabilité. La métaphore du rucher, des abeilles, est aussi une métaphore de l’humanité : nous sommes extrêmement fragiles et de cet équilibre avec le monde dépend aussi notre survie.

Ce qui suit l’injustice, c’est le silence. Le silence d’Aïcha, double victime d’injustice maternelle et sociale. Et le silence des abeilles, éteintes par l’injustice climatique, présage du silence du village qui ne pourra leur survivre. Mais écrire, c’est précisément aller contre le silence. Est-ce pour vous une manière de ne pas vous résoudre à l’injustice ?

Dans le roman, la parole et le silence sont presque des protagonistes en soi. Je voulais creuser le pouvoir de guérison de la parole, et à l’inverse le drame que peut créer le silence. Je pense sincèrement que l’écrivain, l’artiste, tout comme l’enfant, a une perméabilité aux injustices, un besoin peut être viscéral de les retranscrire, d’élever la voix pour les montrer. Lorsqu’on devient adulte, on s’hermétise, on met des œillères pour supporter, ne pas voir, on se dit souvent « c’est comme ça, la vie ». L’écrivain est là pour justement montrer les choses, questionner, nous faire nous demander : « et pourquoi on ne pourrait pas faire autrement ? ». Pour ma part, je considère mon écriture comme engagée et je puise mon envie d’écrire dans les injustices, qu’elles soient quotidiennes, à l’échelle d’une vie humaine ou d’une population, d’un pays. J’adore une citation de Marguerite Duras dans son merveilleux livre Écrire, qui dit : « Écrire, c’est hurler sans bruit. ». Je m’inscris totalement là-dedans, l’écriture possède un côté charnel qui touche l’Autre dans ce qu’il a de plus intime, c’est comme si l’on disait au lecteur : « regarde, regarde par ici et ressens, ressens avec moi. »

De l’injonction du titre, Souviens-toi des abeilles, on peut comprendre qu’elles appartiennent déjà au passé. De fait, le rucher d’Inzerki n’abrite plus aujourd’hui que quelques ruches à usage pédagogique. Les choses sont-elles inéluctables ? Y a-t-il des motifs d’espoir ?

Je suis convaincue que l’espoir est là, la possibilité de reconstruire aussi, un équilibre notamment. L’art, les romans n’ont aucun rôle particulier à avoir, mais peuvent aussi permettre une prise de conscience. Pour le rucher d’Inzerki, de nombreuses personnes essayent de sauvegarder l’endroit, le gouvernement marocain œuvre pour que l’eau soit une priorité, le Maroc va d’ailleurs bientôt porter le rucher candidat au patrimoine mondial de l’UNESCO… c’est une bonne chose. Maintenant, c’est un rucher parmi tellement de patrimoines naturels, dans d’innombrables pays, qui sont à l’agonie à cause du réchauffement climatique… en parler, les montrer, agir concrètement… chacun de nous peut participer à la prise de conscience et la sauvegarde de l’équilibre avec le monde vivant.


Quel est le livre qui vous a donné envie d’écrire ?

C’est toujours très difficile de ne répondre que par un seul livre… Je n’en citerai que deux : Le Spleen de Paris: Petits poèmes en prose de Charles Baudelaire et Noces d'Albert Camus.

Quel est le livre que vous auriez rêvé d'écrire ?

Il y a tellement de livres que j’aime et qui résonnent en moi… Peut-être qu’en réponse à votre question je dirai Moderato cantabile de Marguerite Duras. Pour sa poésie, sa douceur et sa douleur. Pour sa beauté.

  

 

Découvrez Souviens-toi des abeilles de Zineb Mekouar, publié chez Gallimard

Commenter  J’apprécie          10

{* *}