La poésie griffue d'un tout autre parti pris de la matière. Somptueux et drôle dans sa noirceur même, urgent dans ce qu'il montre et démontre derrière le sommeil de l'ordinaire.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/04/03/note-de-lecture-
tout-autre-chose-claro/
Bien que le couteau, le lit, la conserve, la bougie, la passoire, la bûche, l'ampoule, l'assiette, le clou et bien d'autres objets (ou non-objets, on le verra) semblent d'abord inviter à un très pongien parti pris des choses, c'est pourtant bien à «
Tout autre chose » que nous invite ce recueil de
Claro, publié chez Nous en août 2023. Cinquante-deux brèves proses, il pourrait ainsi y en avoir une prête à bondir chaque semaine de l'année : car c'est bien de bondir qu'il va s'agir, ici, les objets, leurs reflets et leurs éventuels concepts dérivés ne sont
pas sages, oh non (les citations de Lucrèce et de Kafka placées en exergue de l'ouvrage nous auraient alerté si nécessaire). À l'opposé du supposé modèle objectif du poète qui, à défaut de pouvoir vivre près de Bar-sur-Aube, s'était efforcé de mourir à Bar-sur-Loup, et en un détournement qui est loin d'être uniquement facétieux (à l'image de ceux d'un certain Chino, même juvénile –
Christian Prigent n'est pas si loin lorsque l'on parcourt les lignes de « le silence en soi », page 61), «
Tout autre chose » n'hésite pas une seconde à se faire dangereux et funèbre, poursuivant dans plus d'un interstice le travail du formidable memento mori que constituait «
Sous d'autres formes nous reviendrons » en 2022 (« Vie et mort du coussin », à la page 25, en constitue d'ailleurs un rappel authentique) : les matières de
Claro (car c'est bien de vie matérielle qu'il s'agit avant tout, comme en atteste la table presque éponyme, en fin d'ouvrage, soigneusement identifiée comme telle par
Pierre Vinclair, dans sa chronique sur Sitaudis, à lire ici), une fois sorties de leur ordinaire, peuvent trancher, couper, étrangler, estourbir, mais en tout cas fréquemment menacent, et toujours inquiètent (et vous rappellent au passage la duplicité du chandelier ou de la clef anglaise qui hantaient le Cluedo de nos enfances, dans le petit salon comme dans la bibliothèque). pPour cette entreprise toujours polysémique qu'est la poésie, il faut prévoir un jeu de filtres spécifique à l'entreprise en cours : ici, accepter, cultiver même, que derrière le parti pris des objets et des choses rôdent la violence et la mort (présence qu'illustre dans toute sa plénitude le terrifiant « Fragilité du visage », page 48).
Dans sa belle chronique pour En attendant Nadeau,
Laurent Albarracin (à lire ici) souligne à juste titre la part d'hostilité à l'humain qui sous-tend cette prise de pouvoir potentielle par les objets, déclenchant comme naturellement un jeu (à la fois proprement ludique et rudement physique) autour de l'auto-dénigrement (la parution quelques mois plus tard, en janvier 2024 de « L'échec – Comment échouer mieux » – dont on vous parlera prochainement sur ce même blog – ne nous surprendra donc pas totalement – au-delà même du patient travail beckettien de scansion effectué par
Claro, tout particulièrement dans un recueil critique succulent tel que «
Cannibale lecteur », en 2014). le critique inspiré en déduit cette belle phrase, que ne renierait évidemment pas non plus
Henri Michaux : «
Claro, en se faisant le phénoménologue inquiet de ce qui l'entoure, nous montre une humanité qui vacille sur ses gouffres ». Cité un peu plus haut,
Pierre Vinclair n'en est pas très éloigné non plus, lorsqu'il insiste sur l'apprentissage ici du trébucher plutôt que du marcher, et sur
la chute – en l'espèce – salvatrice : cette fois, nous tangentons avec bonheur la grande vox clamans in deserto d'
Albert Camus comme l'étonnant Bas Jan Ader mis en scène par
Thomas Giraud.
Même lorsqu'il semble s'en défendre – ou feindre une certaine indifférence -, la poétique développée par
Claro au fil des ouvrages est éminemment politique. Flagrante dans les monstrueux (au beau et fort sens du terme) «
Livre XIX » et «
CosmoZ », ne se souciant pas fondamentalement de se tapir dans la prose poétique (songez à «
Tous les diamants du ciel » ou à «
Crash-test ») ou dans la poésie en prose («
Comment rester immobile quand on est en feu ? » comme pierre de touche), cette politique témoigne en permanence d'une volonté au travail, de plus en plus manifeste sans doute au fur et à mesure que l'oeuvre avance. Postulat illustré en profondeur, ici plus que jamais : le langage est une affaire sérieuse, mais c'est en le jouant à la légère, en virevoltant, qu'on nous le démontre le mieux (que ce soit jadis dans «
Madman Bovary » ou dans «
Dans la queue le venin », que ce soit ici dans « Idéologie bancale du verre », page 28). Il faut transformer le cliché de l'association immédiate provoquée par l'objet réputé jusqu'alors anodin en construction inédite, ayant néanmoins toujours la force de l'évidence jusque là dissimulée : c'est la question que posait «
Hors du charnier natal », et c'est à cela qu'invitait en
substance «
animal errant, retour d'abattoir ::: » : le poète comme inventeur de grottes paléolithiques à la pertinence toute contemporaine (voyez « le fin mot de fleur », page 43).
Sans qu'il s'agisse jamais, directement, de fustiger, c'est bien ici que la langue des objets, choses et matières intervient : avec un immense talent,
Harry Parker («
Anatomie d'un soldat », 2016) déconstruisait et reconstruisait son lieutenant britannique mutilé en Afghanistan par le témoignage de choses sans parti pris, montrant justement un aveuglement ;
Claro, par le truchement de
tout autre chose – avec un autre parti pris, bien évidemment -, exhibe la matière qui berce (« Non mais tu t'es vu quand t'as consommé ? ») et le mot qui endort (celui de la publicité et propagande : dormez tranquilles braves gens, tout va bien, il n'y a pas d'urgence – à part celle de la dette et du dividende, éventuellement) : les matières et les paroles de «
Tout autre chose » ne sont justement pas de celles qui cajolent dans l'inaction, révélant au contraire avec un sourire gentiment narquois tout ce qui nous guette pour nous faire la peau, pas toujours métaphorique, et c'est aussi ainsi que l'ouvrage se révèle indispensable.
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