Disons-le d'emblée, à défaut d'être un chef d'oeuvre, «
Rapa-Nui » est un très grand livre, dont les ambitions, souvent contradictoires, vont bien au-delà de la littérature populaire de base, à laquelle
André Armandy se cantonnera prudemment plus tard.
C'est d'abord et avant tout un des très rares
romans français – voire le seul (du moins à ma connaissance) – à s'inscrire dans l'esprit des
romans d'aventures exotiques et fantastiques d'
Henry Rider Haggard, et qui parvient réellement à en retrouver la magie.
Pourtant, Armandy est plus jeune d'une génération, et là où le très convenable
Rider Haggard savait évoquer en termes poétiques la sensualité sauvage de la femme « tribale » et la candeur romantique quasi mystique de la femme « civilisée »,
André Armandy use d'un vocabulaire plus âpre et se réfère parfois crûment à une sexualité bien plus charnelle et brutale. Mise à part la figure idéale et issue d'une race « supérieure » qu'est Oédidée, les autres personnages féminins de ce
roman sont globalement pervers ou cruels. L'auteur ne manquera pas d'ailleurs, dans ses autres ouvrages, de partager sa misogynie amère et rancunière envers la perversité des femmes, souvent opposée à la camaraderie profonde et virile entre hommes ayant appris des revers de la vie l'importance de la parole donnée, de la loyauté, du permanent sentiment de justice.
L'idée de justice est omniprésente par ailleurs dans ce roman qui met en scène des hommes injustement brisés et qui cherchent avant tout à puiser dans la fortune atlante les moyens de prendre une revanche sur le destin, revanche qui leur est au final souvent refusée. Ce n'est pas le moindre des paradoxes de l'auteur d'avoir bâti son
roman sur un pillage archéologique totalement empreint de pensée raciste et coloniale, tout en conspuant assez ouvertement le colonialisme (notamment en étrillant des auteurs comme
Pierre Loti ou
Claude Farrère, grands spécialistes du genre), mais en l'excusant toutefois en faisant de se
s héros des hommes devenus voleurs à force d'être eux-mêmes volés, et qui n'ont au final, en détruisant les restes d'une civilisation, que le sentiment de transmettre une injustice dont ils ont été les premières victimes.
Tout cela est au final assez moralement discutable, et on comprend que la morale d'
André Armandy l'ait amené un jour à fuir la loi française dans la légion étrangère. Sur le plan idéologique, Armandy est plus compliqué à situer : ni l'auteur ni ses personnages ne se cachent d'un racisme condescendant et hiérarchisé qui nous ferait placer
André Armandy parmi les conservateurs d'extrême droite, si le sens même de cette aventure ne se plaçait sous les auspices d'une position politique assez à gauche, la fortune pillée n'étant ici que le moyen de rétablir une justice sociale mise à mal par la corruption des hommes d'affaires et des capitalistes forcenés, non sans une brutalité d'action qui flirte ouvertement avec le bolchévisme.
Bref,
André Armandy, tiraillé entre les rêveries romanesques de son enfance et les
souvenirs âpres et brutaux de sa vie militaire, marqué par la pensée coloniale raciste mais glorifiant les amours interraciales et exotiques, signe un premier roman où il a sans doute mis beaucoup de lui-même, et où il s'efforce de concilier, comme il a sans doute tenté de le faire durant sa propre vie, des idéaux de départ puissamment romantiques et une expérience de la vie pragmatique et désabusée.
Cette personnalité instable, tentée par différentes tendances extrêmes, est cependant pour beaucoup dans le charme particulier et insolite de ce roman. Car si
André Armandy a une écriture soignée mais qui se situe très en deçà du style ciselé et bourgeois d'
Henry Rider Haggard, il en évite par contre les travers monotones et souvent trop statiques qui plombent un peu les livres de l'écrivain britannique. Souvent très bavard et privilégiant l'ambiance à l'action, «
Rapa-Nui » n'est par contre jamais monotone ou ennuyeux, les rebondissements y sont nombreux et contés parfois avec une certaine énergie, les dialogues y sont souvent brillants, intelligents et cruels. On n'échappe pas à quelques longueurs, mais dans l'ensemble «
Rapa-Nui » est à compter parmi ces perles méconnues de l'imaginaire des années 20, et un monument à part dans le roman d'aventures français.
Enfin, «
Rapa-Nui » est aussi merveilleusement servi par son décor, cette
île de Pâques qu'il a su recréer et dépeindre avec une étonnante justesse et un indéniable charme exotique, imaginant les rituels solaires du peuple atlante et son culte d'Inti (nom donné au soleil) caché sous la surface d'un bout de terre perdu au milieu de l'océan, où tout semble plus onirique, plus imprévisible qu'une planète inconnue, plus insondable qu'un abîme du fond des mers, et dont on ne peut que s'étonner qu'il n'ait pas plus que ça inspiré les écrivains.
En ce sens, ce roman reste un ouvrage véritablement à part, mêlant un fantastique classique encore ancré dans le XIXème siècle, et une forme résolument moderne pour l'époque, une âpreté ultra-réaliste, une cruauté et un matérialisme assumé, avant de se conclure dans une poésie romanesque digne de Roméo et Juliette ou d'Héloïse et Abélard. Ce qui manque au roman comme maîtrise est compensé par son extrême richesse, par un soin méticuleux des descriptions, par la volonté de transporter le lecteur dans un univers fascinant et immersif, même s'il y sera grandement malmené.
Que cette déception d'esthète et de blasé ne fasse cependant pas oublier que «
Rapa-Nui » reste, presque un siècle après sa publication, un roman ardent, profond, envoûtant et inoubliable, témoin injustement méconnu d'une très grande époque de créativité littéraire française.
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