Ils disparurent et Madame Henry poursuivit seule son chemin. Elle se rappela ce vers d’une poésie apprise à l’école :
Les chemins que le soir emplit de voix lointaines…
et elle entendit ces voix qu’autrefois elle avait souvent cherché à entendre : les unes, tout près, plus douces que des fontaines ; les autres là-bas, au bout du chemin qui semblait plonger de l’autre côté de la terre, dans l’air blanc où montait une étoile.
Elle traversa le bourg sans s’arrêter : d’autres femmes, sur le seuil des maisons où elles habitaient seules comme des vierges, élevaient, au-dessus de leurs robes à longs plis et de leur taille haute, leur enfant premier-né. Elle arriva ainsi à la dernière maison du village, qui était abandonnée ; et elle aperçut debout, derrière la fenêtre, regardant sur le chemin, une jeune fille. Il y avait, dans l’air et sur la vitre, cette impalpable fumée bleue qui flotte après la pluie, le soir, entre toutes choses. On ne voyait que le visage de la jeune fille et ses mains, appuyés à la vitre. Le reste de son corps disparaissait dans l’ombre et le reflet vert de sa chambre, comme dans un beau vêtement. Et les hommes qui arrivaient à l’entrée de ce village, fatigués de leur vie comme d’une longue journée de peine, se disaient :
« Voici le beau domaine que j’ai vu en rêve une fois… Ah ! et voici à la fenêtre celle que j’ai tant cherchée sur la terre ! »
Ils ne savaient pas que cette jeune fille s’appelait Marie, ni qu’elle était nue parce que son amant avait déchiré ses habits.
(Miracle de trois dames du village)
Les rideaux sont fermés, aux carrefours déserts…
Fraîches, Elles ont quitté le rouet et la porte
Pour la fraîcheur et la gaieté des lointains verts…
… Quelque part, un piano sanglote…
× × ×
Et ce matin pourtant, parce que c’était l’Été,
on avait cru les voir sourire en robe blanche ;
Et pourtant, ce matin, les cloches ont chanté
parce que c’était Dimanche…
× × ×
Désespoirs ensoleillés d’après-midi déserts,
Poussière… silence… et rayons des gaietés mortes,
Jours de rideaux baissés, tristes comme des hivers !..
.. Et, pleureuses venues.. et lasses.., des notes
Qu’un piano,.. quelque part.., d’oubliée, sanglote…
Rappelons-nous encore le château, le temps où je veux envoyer chercher, après l’école, pour voir mes poupées de Noël, et la lanterne magique dans le corridor noir du salon. Alain, je vous voyais, d’une fenêtre, arriver par la porte base du jardin, en mettant votre pain dans votre poche, et en tirant, (sagement), sous la ceinture, votre blouse remontée. (P138)
Sur la nacelle
Une ombrelle
De satin.
La tache est rouge
L’eau ne bouge
Ce matin.
Sous l’ombre chaude
Un reflet rôde
D’émeraude.
Et de prés frais
Et de forêts
On sent à peine
L’haleine.
Pour un midi brûlant d’été,
Un ruisseau clair, une tourelle,
Ne va pas rêver, Isabelle,
De soleil et de liberté.
C'est le moment du soir où l'on s'enfonce, bras écartés pour en ceuillir, dans les touffes de lilas ; l'ombre des branches fait sur les murs de tièdes ronds de soleil; invisibles et lointains, les oiseaux sous toutes les feuilles, évadés de l'école, se racontent une histoire sans fin... Voici l'heure où sous les lourdes branches du marronier qui depassent la haie du parc, nous parlons tout bas de notre amour à grandes phrases defaillantes.
Sans elle, le philosophe allemand Friedrich Nietzsche serait sans doute resté plus longtemps encore l'auteur marginal qu'il fut quasiment toute sa vie. Elle fut sa première lectrice, sa confidente, son assistante, son infirmière, son ultime éditrice. Mais aussi sa plus cruelle blessure. Car c'est elle encore qui profitera de sa folie pour reprendre ses oeuvres, les amender, les déformer. Et les offrir à un homme et son parti : Adolf Hitler. Elle s'appelait Elisabeth Förster-Nietzsche, elle fut sa seule et unique soeur. Celle qu'il a tant aimée et qui le trahira.
Dans ce roman magistral, Guy Boley raconte leur histoire : celle d'un frère et d'une soeur que le destin va lier dans la tendresse et dans la haine, séparer puis réunir, pour le meilleur et pour le pire. Avec sa langue de feu, entêtante et vibrante, il nous fait traverser l'Allemagne qui bascule, l'Europe qui s'embrase, jusqu'au Paraguay qui s'effondre, pour les suivre de l'enfance à la mort. Amour, maladie, génie ; jalousie, ambition, furie : tout est là. L'équivalent en prose d'un drame shakespearien dont la vérité glace, et le souffle éblouit.
Guy Boley est né en 1952. Il a été maçon, ouvrier d'usine, chanteur des rues, cracheur de feu, acrobate, saltimbanque, directeur de cirque, funambule à grande hauteur, machiniste, chauffeur de bus, garde du corps, animateur d'ateliers d'écriture en milieu carcéral, prof de guitare et de cinéma, avant de devenir dramaturge pour des compagnies de danse et de théâtre. Il compte à son actif une centaine de spectacles joués en Europe, au Japon, en Afrique ou aux États-Unis. Il a publié aux éditions Grasset : "Fils du feu" (2016), lauréat de six prix littéraires (grand prix SGDL du premier roman, prix Georges Brassens, prix Millepages, prix Alain-Fournier, prix Françoise Sagan…), "Quand Dieu boxait en amateur" (2018), lauréat de sept prix, et "Funambule majuscule. Lettre à Pierre Michon suivie de Réponse de Pierre Michon" (2021).
En savoir plus : https://bityl.co/JccE
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