Paul Virilio fut d'abord peintre et créateur de vitraux, avant de devenir architecte et urbaniste, puis philosophe autodidacte (très informé de science, en particulier de physique relativiste et quantique) dans les années 80, après ses premiers écrits. Ses sujets de prédilection en arts plastiques étaient ce qu'il appelait des « Antiformes », qui apparentaient en apparence ses oeuvres à l'art abstrait mais qui n'en restaient pas moins figuratives à leur manière. Trouées de ciel et de lumière dans l'enchevêtrement de la ramure des arbres, bric-à-brac hétéroclite et aléatoire d'objets et d'ustensiles quelconques et indifférents qui fragmente de manière étrange l'espace (surface de la table ou pénombre du réduit) qui les rassemble, paysage à travers une fenêtre de wagon quand la
vitesse du train déforme et efface les formes végétales et architecturales et fait surgir dans le flou des figures inédites… ce qui l'intéressait, c'étaient les interstices, les échancrures, les marges et les vides, les frontières, les à-côtés, les entre-deux, les « inter- » ou les « anti-formes », en tout cas les fonds plus que les formes. Il s'en explique en 1984, dans un très intéressant avant-propos à
L'Horizon négatif. « Je décidai donc de partir à la chasse aux figures d'intervalles » : en changeant de perspective ou de vision ; en cherchant à oublier le contour nettement défini que les mots et le langage ont donné pour nous aux choses et le découpage du réel auquel ils nous ont habitués ; en s'efforçant de retrouver le flux primordial de sensations chaotiques et informes. « Il y avait pour moi deux évidences, l'évidence de l'explicite et l'évidence de l'implicite, cette dernière m'attirait irrésistiblement. » Il s'évertuait à fixer, par l'oeil et le dessin, ce moment instable et fugitif où la vision bascule, dans l'entre-deux, entre les formes et le fond et inversement. « Je devins donc un spécialiste du tropisme puisque je m'étais donné pour but de rendre visible l'invisible. » Chercher à voir double, ce pourrait être folie ou infirmité, ce fut la marque propre de son génie.
Car, rôdée dans les arts plastiques, la méthode s'étend ensuite dans sa pensée, dans sa façon de choisir et d'aborder les sujets auxquels il s'intéresse (par exemple la
vitesse, dont il aime à rappeler constamment qu' "elle n'est pas un phénomène par elle-même, mais une relation entre les phénomènes"), et dans toute son oeuvre. Il est pour tous, en effet, le penseur de la
vitesse et le créateur et spécialiste de la « dromologie » (du radical grec dromos qu'on retrouve dans hippo-drome, vélo-drome ou aéro-drome et qui désigne la course). La
vitesse, justement, qui brouille les lignes et déforme et qui, par ailleurs, compose l'espace et le temps (" v = d [istance] x t [emps " des physiciens) et donc se retrouve, selon lui, au coeur des phénomènes de stratégie, militaire ou politique, ou de technologie (des transports, des transferts, flux monétaires ou informationnels, et des transplantations, organes ou prothèses) et même d'anthropologie, avec les incidences sur l'art et la vision par exemple, sur le confinement d'une Humanité qui est en train de se heurter aux limites du monde mondialisé ou encore sur l'instantanéité et l'ubiquité que réalisent aujourd'hui des télécommunications à la
vitesse de la lumière. D'où aussi toute la thématique chère à notre auteur, qui brasse inlassablement, dans un réseau complexe de renvois articulé sur les deux notions-clés de temps et d'espace, des sujets aussi divers que la ville, l'État, la guerre et la bombe, l'économie et la finance, l'accident, le progrès, l'information et les écrans, l'image et la vision, la globalisation, la finitude de notre planète, l'écologie, etc. Tonalité critique, pessimiste et catastrophiste, évidemment, cela se laisse deviner au simple énoncé des thèmes.
Depuis le début donc, par l'image et par le texte,
Paul Virilio veut parvenir et donner à voir l'invisible : au moyen d'un décalage ou d'un basculement du regard habitué, en cherchant délibérément la vue double (qui peut aussi s'avérer double vue) plutôt que l'accommodation. « Retourner comme un gant », dit-il souvent, subvertir les apparences, les croyances, les évidences, nager toujours entre deux eaux (eau trouble de surface, eau transparente des profondeurs) pour faire remonter des vérités échouées par le fond. de là, les deux caractères principaux, à mon avis, de son travail et de son oeuvre : visionnaire et prophétique. Visionnaire, pour les raisons susdites et pour la grande perspicacité de ses diagnostics et de ses alarmes. Prophétique, par le rôle et par le style. le rôle ? Comme les prophètes bibliques, il évolue entre deux mondes, et c'est au nom de valeurs intempestives et intemporelles qu'il se dresse contre les moeurs et les idoles de son temps et qu'il admoneste ses contemporains. Contre l'indifférence, le fourvoiement et l'aveuglement, il est la conscience qui dit non et qui ne cesse de répéter sur tous les tons ce qu'on ne veut ni voir ni entendre. le style : emporté, exalté, véhément, percutant, ramassé et elliptique, persuasif ou menaçant, imagé plus qu'analytique et rationnel, redondant et opiniâtre. Il tient plus de la harangue ou de la diatribe que de la démonstration méthodique, il veut faire réagir plus qu'expliquer, mobiliser plus qu'éclairer. Et des deux caractères à la fois, le propos de Virilio se trouve investi d'une sorte de pouvoir oraculaire, il étonne souvent par des anticipations et des prémonitions que le recul historique nous permet aujourd'hui de vérifier, alors qu'elles ont été écrites il y a vingt, trente ou quarante ans.
C'est donc une lecture décapante, révolutionnaire et « révélationnaire », comme dit (à un autre propos) notre auteur qui aime beaucoup jouer sur les mots. Il faudrait pouvoir aborder ses différentes thèses et le contenu de cette pensée aussi originale que salutaire, mais celle-ci est tellement riche et foisonnante qu'elle défie le résumé. Je vais donc me contenter de rassembler un florilège de citations. Mais cette lecture souvent passionnante reste aussi, on ne peut le nier, exigeante et difficile. Non pas tant du fait du langage, lequel a certes sa rugosité et ses obscurités (abusant par exemple d'abstractions et de néologismes) mais aussi souvent ses beautés froides et une certaine poésie de l'austérité, mais en raison justement de cette rhétorique prophétique. Virilio ne fait pas vraiment dans la pédagogie, son discours ne se déroule pas de manière rectiligne et bien liée mais procède plutôt par ellipses (au sens géométrique comme aussi au sens stylistique) et fulgurances. Il revient sans cesse sur des thèmes traités dans des livres antérieurs, reprend inlassablement des concepts analysés ailleurs, semble souvent tourner en rond, circule dans sa pensée et son univers intellectuel sans toujours faire les présentations qui s'imposeraient, et on peut se trouver souvent dérouté par toutes ces circonvolutions. Mais les éditions du Seuil ont eu la bonne idée de publier en un seul (très gros) volume son oeuvre quasi complète, vingt-deux ouvrages qui s'étalent sur plus de trois décennies (de 1976 à 2010), ce qui permet toujours et sans grand inconvénient de naviguer dans sa lecture et de prendre d'autres itinéraires que celui qui est proposé, lequel n'est d'ailleurs pas chronologique. Et, à force de retrouver les mêmes endroits pas des chemins différents, les mêmes concepts sous des angles différents, on finit par mieux comprendre ces lieux et ces objets nouveaux et par se familiariser avec ces paysages de la « dromosphère » dans laquelle il nous embarque.