Yann Quero

Ainsi, c'est avec une sphère armillaire qu'il me demande de le représenter avec le jeune Giovanni Borgherini, et un parchemin sur lequel est écrite en majuscules sa devise en latin : Non Valet Ingenivm Nisi Facta Valebvnt, « L'ingéniosité ne suffit pas, si les faits ne suivent pas ».
Pour le reste du tableau, il me laisse carte blanche, tout en souhaitant un fond assez obscur, pour souligner l'ampleur de I'ignorance humaine, et un vêtement pas trop strict pour lui, afin de montrer à quel point les apparences matérielles sont vaines.

– Tu es confronté à l'essence de la difficulté que rencontrent les grands artistes, fait-il d'une voix amicale.
– Laquelle ?
– Montrer l'invisible ! Les poètes ou les musiciens ont la chance que les phrases et les mélodies soient immatérielles et recèlent un fort pouvoir évocateur, même s' ils doivent être capables de découvrir celles qui sonnent juste. Les peintres et les sculpteurs doivent gérer la matérialité de leur médium.

Pour la première fois depuis des mois, elle se prit à sourire.
Enfin, vint le clapotis de la mer.
Le monde extérieur.
Ne pas se presser.
Attendre d'être suffisamment loin pour dresser la voile.
Voilà, la cloche n'était presque plus perceptible ...

Le Christ mort est généralement peint au pied de la croix, au milieu des proches de Jésus en pleurs : la Vierge Marie, Sainte Marie-Madeleine, Saint Jean... Pour traduire leur peine, il ne serait pas difficile de s'inspirer des visages des Vénitiens en détresse. Un désespoir plus grand me paraît cependant nécessaire. Je préfère insister sur la notion de solitude du Christ en ne peignant qu'un aute personnage : un ange, qui vivrait - de toute son âme - ce drame le plongeant dans un accablement total.

(À propos du tableau Le Christ mort soutenu par un ange, huile sur toile, 77,7 x 64,4)

Venise, jeudi 2 octobre 1494

La fraîcheur matinale est saisissante en ce jeudi 2 octobre, fête des Anges Gardiens. Les miens semblent m'avoir quelque peu négligé. Certes, la froide bora ne souffle pas encore sur Venise, mais l'automne s'est brusquement imposé sans que ma garde-robe ne suive. Et surtout, je vais être en retard.
Que ne me suis-je levé sitôt le carillon de la marengona, la cloche de San Marco qui marque le début de la journée pour tous les Vénitiens ? La faiblesse m'a pris de m'accorder quelques instants de délassement et le sommeil m'a réenveloppé de ses bras. Impossible désormais d'être à l'heure à mon rendez-vous. M'élançant à travers le campo San Silvestro sur lequel donne mon logis, je presse le pas à travers la place, avant qu'une foule bigarrée ne freine ma progression sur la riva del Vin, qui longe le Grand Canal par I'ouest.
Mon carton à dessins sous le bras, flottant dans le pourpoint matelassé généreusement prêté par mon condisciple Vincenzo, je force le passage. Tourner à gauche n'est faisable qu'en jouant des coudes, tant la populace se presse en direction du pont couvert en bois du Rialto, seul passage piétonnier permettant de rejoindre les quartiers de San Marco et de Castello depuis l'ile du Rialto. Sur le quai, un gondolier chante en tonalités aussi familières que la couleur rouge de son embarcation :

Les esquifs sur les eaux,
glissent tels des oiseaux.
On entend monter soudain,
d'un pécheur le gai refrain..

(INCIPIT)

- le paradoxe de base, expliqua Janowski, serait de modifier le passé, par exemple en prélevant un objet ou une personne et en le ramenant dans le présent.
D'abord, cela perturberait les flux énergétiques, et surtout ce qui a été emporté pourrait manquer dans le passé et provoquer des catastrophes ou des réactions en chaîne aux conséquences dramatiques, même avec un simple animal ...

L'humanité n'est qu'un accident. Il doit bien y avoir une fin...

– C'est ça, l'appât de la puissance. Tant que chaque nation ou peuple se sentira supérieur aux autres et privilégiera ses intérêts avant tout, on n'en sortira pas.
– Alors la paix entre les hommes est impossible ?
– Si Dieu le veut, non. Sauf que la plupart des dirigeants instrumentalisent Dieu, pour assouvir leur soif de pouvoir...

Et je relis aussi La Divine Comédie que m'a donnée Caterina :
À mi-chemin du voyage de ma vie, je me suis retrouvé dans un bois sombre, car le droit chemin était perdu. Ah, qu'il est difficile de dire ce qu'était ce bois, sauvage, rude, dur ; rien que d'y penser renouvelle ma peur...
J'en suis d'autant plus attristé qu'à guère plus de trente ans - alors que je devrais être à mi-chemin de mon existence - la maladie me conduit d'un pas accéléré vers sa fin.

La différence n’est pas à chercher dans le talent de l’un ou de l’autre peintre, mais dans l’âme de celles que vous avez représentées. Ma mère était la bonté incarnée, cela se voit à l’amabilité de son sourire. La vie m’a obligée à durcir mon cœur dès ma plus tendre jeunesse. C’est cela que vous avez su montrer. Si ce tableau n’est pas aussi beau que vous l’auriez souhaité, ce n’est pas de votre faute, c’est de la mienne.

Avez-vous déjà vu la Reine de Chypre ?

Le regard de Pol Arnold se perdit dans les vagues hypnotiques colorées qui balayaient les murs. Sérieux ! Ce terme lui rappelait toujours l’expression sévère de son père lorsqu’il lui avait annoncé qu’il voulait étudier l’économie. Il avait dix-sept ans. « Ne pourrais-tu pas choisir un domaine d’étude plus sérieux ? » s’était exclamé son père, la botanique, comme ton arrière-grand-père ou l’histoire ? Ce sont des disciplines sérieuses ! Alors que ces canailles pseudo scientifiques qui passent leur temps à élaborer des équations pour plonger le pays de crise en crise… Pol avait eu beau argumenter, son père était resté intraitable. Si son fils aimait tracer des équations, il préférait encore qu’il devienne professeur d’arts plastiques. Le lendemain, sans écouter ses protestations, son père l’avait inscrit à un cours du soir de dessin, lui qui avait toujours détesté ça !

- Honorable Hong, vous n'êtes en réalité qu'un technocrate sans cervelle, un moineau sans tripes, une larve d'axolotl anémiée. Avec ou sans Gulf Stream, avec ou sans l'Europe et les Etats-Unis d'Amérique, le projet doit continuer. Il en va de notre honneur et, accessoirement, de notre survie.
(le président Tan)

À Venise – comme sans doute en bien des endroits ailleurs – la muflerie est un art que les nobles se plaisent à manier envers ceux qu'ils considèrent comme des indigents.

Mon éthique artistique est trop profondément ancrée en moi pour que je ne m'efforce pas de rendre la profondeur de l'âme de celui que je représente. Comment représenter une telle noirceur, équivalente à celle de feu le Pape Alexandre VI-Borgia ? Voire pire, car elle s'enrobe d'un vernis de pseudo-morale et de fausses prétentions à défendre les intérêts du peuple ? Au bout d'un quart d'heure, mes mains tremblent et je suis obligé d'arrêter.

... je voudrais vous laisser méditer sur une maxime de Confucius :
Il est de jeunes pousses destinées à ne jamais fleurir.
Il en est d'autres qui fleurissent mais ne portent jamais de fruits...

Vous ne voudriez pas qu'on détruise par erreur vos pylônes électriques, insiste-t-elle.

- Il faudrait s'assurer que la fuite du réacteur numéro IV ne va pas...
Le reste se perdit dans un gargouillis.

Notre seul garçon est mort voilà très longtemps. Depuis mon ventre reste désespérément plat, et je peux vous dire que ce n’est pas faute de tout essayer, y compris les concoctions de poireau ou de mandragore, les suppositoires au laudanum et les fumigations aux asperges. Rien n’y a fait depuis plus de dix ans.

Les rumeurs disaient en effet que les bêtes vivant à proximité des anciennes installations nucléaires délabrées étaient frappées de multiples difformités, dont certaines se traduisaient par du gigantisme.