Citations de Roland Jaccard (273)
J’ai compris trop jeune que je serais incapable de réaliser mes idéaux, que le bonheur est une chimère, le progrès une illusion, le perfectionnement un leurre et que, même si toutes mes ambitions étaient assouvies, je ne trouverais encore là que vide, satiété, rancœur. La désillusion complète m’a conduit à l’immobilité absolue. N’étant plus dupe de rien, je suis mort de fait.
Cioran racontait volontiers que dans sa jeunesse à Sibiu, quand il écrivait "Sur les cimes du désespoir", il était persuadé que ses insomnies le rendraient fou. Ce livre lui a permis d’échapper au suicide. Et la bicyclette l’a délivré de ses insomnies – il a acheté sa première bécane en France, en 1938, à un étudiant roumain. Il parcourait la France sur sa bicyclette, dormant dans des auberges de jeunesse – indifféremment catholiques ou communistes –, et observait l’esprit capitulard de la France profonde.
Ce qui l’a sauvé moralement sous l’Occupation, c’est sa passion pour l’anglais : il passait ses après-midi à la bibliothèque de l’Institut anglais (elle n’était pas fermée, car elle était dirigée par la fille de Pierre Laval). Il prenait également des cours d’anglais avec une Irlandaise excentrique qui traînait dans les cafés où elle insultait les officiers allemands (on la jugeait trop folle pour être dangereuse). A la libération, il fut stupéfait de la retrouver métamorphosée, portant avec beaucoup d’élégance l’uniforme britannique.
Tout journal intime est celui d'un homme de trop.
Le mariage est une citadelle : ceux qui sont à l'extérieur aspirent à y pénétrer, ceux qui sont à l'intérieur supplient qu'on les laisse sortir. Il arrive même -et je parle en connaissance de cause- que l'on commette deux fois la même erreur. C'est ce qu'un cynique nommerait le triomphe de l'espérance sur l'expérience.
SÉRIEUX
Le sérieux, ce symptôme évident d'une mauvaise
digestion. F. Nietzsche
p.126
On se trompera rarement en distinguant parmi les êtres humains deux catégories : les anges déchus et les singes qui ont réussi.
Finalement, il n'y a jamais qu'un combat : celui des esprits sérieux contre les esprits ludiques, le grand Combat du Sens contre la Dérision nihiliste.
Pour ce qui est de la vie en société, rappelons combien Freud avait apprécié l'anecdote des porcs-épics en hiver qu'il avait trouvée dans Schopenhauer: les porcs-épics, quand l'hiver est glacé, cherchent un peu de chaleur en se serrant les uns contre les autres. Mais les piquants de chacun s'enfoncent dans les chairs de l'autre et les déchirent. les porcs-épics s'écartent alors les uns des autres et sont ressaisis par le froid. De rapprochement en écarts et d'écarts en rapprochements, ils trouvent enfin cette voie moyenne où ils n'auront ni trop froid, ni trop mal, où ils passent compromis entre la douleur et le gel. Ainsi en est-il des hommes. Ils ne peuvent ni tout à fait vivre en commun, ni tout à fait vivre en solitude.
Seules les promesses non tenues ont un avenir.
Cioran l'insomniaque est venu surprendre l'humanité dans son lit, et c'est avec les étincelles de sa lucidité qu'il électrocute cette belle endormie. Ses aphorismes sont des doigts pointés sur notre monde agonisant.
Ne te fais pas si grand, tu n’es pas si petit !
Vivre seul m’épargne d’avoir à imposer mon hypocondrie à ceux ou celles qui pourraient m’aimer.
FOU
Quand un fou paraît tout à fait raisonnable, il est
grandement temps, croyez-moi, de lui mettre la
camisole. E.Poe
p.63
Les pensées déposées sur le papier ne sont rien de plus que la trace d’un passant sur le sable. On voit bien la route qu’il a prise ; mais pour savoir ce qu’il a vu sur la route, on doit se servir de ses propres yeux.
Parmi les techniques régressives, publicitaires ou privées, qui ont pour but de créer un état d'euphorie affective et d'hébétude susceptible d'empêcher l'affrontement des individus avec leur propre angoisse, mentionnons:
- L'emploi massif des drogues officielles ou non, de l'alcool et du tabac; leur effet anti-anxiogène aide nos sociétés à survivre tant bien que mal sans qu'une catastrophe psychiatrique s'étale au grand jour.
- La fonction hypnotique et narcotique des machines à images qui désintègrent le spectateur de sa vie familiale et de sa relation au monde de la nature, l'engourdissent, l'assomment dans la passivité béate de sa position assise.
- L'utilisation sadique-anale des voitures qui satisfait à la fois notre goût morbide de la compétition et de la rivalité et aussi l'euphorisation que provoque la vitesse.
Chaque société a les fous qu'elle mérite; la nôtre produit des schizos éteints, englués dans leur misère psychologique, coupés d'autrui, dissociés, de même qu'elle produit des individus éteints, englués dans leur misère psychologique, coupés d'autrui, dissociés. La différence n'est que de degrés.
L'homme de la modernité est volontiers schizoïde; incommunicabilité, solitude, ennui, morosité, dégoût, ces maîtres mots de sa détresse subie et acceptée résument son expérience. Et, du cabinet du généraliste, comme du divan du psychanalyste, s'élève la lugubre complainte des incompris, des angoissés, des suicidaires, des insatisfaits, des dépressifs, des laissés-pour-compte...comme si l'homme de la modernité s'appréhendait essentiellement à travers ses troubles, ses symptômes, ses désordres biologique et/ou psychiques. La maladie comme dernier refuge de la créativité.
L'amour est un esclavage consenti.
La souffrance humanise ; elle rend humble.
Qu’est-ce qu’une épidémie, sinon une relaxation démographique dont la planète a parfois besoin, comme le corps humain d’une purge ?