Il est ardu de comprendre tout à fait ce roman sans s’adonner à quelques recherches, en cours de lecture, du moins pour un lecteur qui, comme moi, ignore tout de la chasse à la baleine. Il faut pouvoir se figurer un baleinier, bateau de pêche équipé pour la chasse à la baleine, puisque c’est à l’arme blanche qu’on la capture. Le baleinier du 19e siècle est donc un bateau à voiles contenant moult harpons, des baleinières (petites embarcations longues et fines qui permettent aux marins d’approcher et de harponner les baleines), ainsi que tout ce qui est nécessaire à la fabrication de l’huile à partir de la chair. C’est aussi un navire qui est chargé de tout ce dont l’équipage aura besoin pour des mois voire des années, le baleinier prenant la mer pour une période très longue : il est question de trois ans, en l’occurence, dans le roman. Tout cela ne s’invente pas. Tout comme il faut se figurer la taille d’une baleine par contraste avec celle des petites baleinières et des harpons à taille humaine ainsi que la force de l’animal, son poids quand, après l’avoir tué, il fallait le remorquer jusqu’au baleinier.
Ce roman, que je croyais - je ne sais pourquoi - destiné au jeune public, me fait penser à ceux de London, notamment « L’appel de la Forêt » et « Croc blanc », en ce qu’il offre plusieurs degrés de lecture et en ce qu’il est écrit par un fin connaisseur du milieu qu’il décrit, où l’expérience d’un homme apporte au récit. C’est un roman un peu ardu, au fond, quand on le lit vraiment, c’est à dire avec la volonté de se figurer les scènes, de comprendre les aspects techniques de cette chasse singulière, d’en appréhender les difficultés matérielles autant que les dangers. Un univers inconnu, en somme, dont il faut s’imprégner a minima pour ne pas passer à côté des scènes d’action notamment.
Ismaël, novice lui aussi, jeune homme qui a soif d’aventure, embarque pour la première fois sur un baleinier autant par curiosité que pour « voir du pays ». Il a besoin d’action, de sortir de l’immobilisme de la terre ferme. C’est un voyageur solitaire qui fuit la société pour ne pas qu’elle le corrompe. Avide de grands espaces et tout à fait sans attaches, il décide d’embarquer pour trois ans sans hésitation. C’est un marin. Il se rend donc à Nantucket, célèbre port baleinier de l’est américain, et y rencontre, dans une auberge, Queequeg, un harponneur indigène qui deviendra très rapidement son ami. Queequeg est un « sauvage », un païen cannibale au visage recouvert de tatouages. Pétri de préjugés, Ismaël le craint d’abord puis voit en lui un homme affectueux et attachant, peut-être plus sage et loyal que n’importe quel homme « civilisé ». Ce personnage m’a gênée, en ce qu’il relève du cliché facile, que l’on retrouve beaucoup dans la fiction américaine, à l’image de l’indien gentil dans certains récits de la conquête de l’Ouest. N’importe, c’est assez cohérent qu’un voyageur solitaire, presque en marge de la société, se lie d’amitié avec un autre marginal, au fond.
Ils embarquent ensemble sur le Péquod, baleinier d’un capitaine énigmatique, unijambiste, portant une prothèse de jambe sculptée dans une mâchoire de baleine.
Étrange, inquiétant et fascinant personnage, ce capitaine Achab, qui passe son temps enfermé dans sa cabine le jour et marche sur le navire toute la nuit. C’est que Achab a sans doute déjà perdu une part de son humanité. D’ailleurs, il n’est même plus tout à fait capitaine d’un baleinier, n’a que faire du nombre de litres d’huile que l’équipage va récolter. Une seule chose l’anime : retrouver et tuer Moby-Dick. À tout prix, quitte à ce que tout l’équipage y perdre une jambe ou la vie. Achab n’est plus un marin ni une personne sensée, c’est un homme assoiffé de vengeance, que dis-je ? Comme possédé par une force qui le dépasse, qu’il comprend à peine. Il n’a plus aucun but dans l’existence si ce n’est tuer ce cachalot blanc qui lui a, un jour, pris sa jambe.
Ce roman est donc le récit d’un délire de vengeance un peu absurde. Moby-Dick n’est pas humain, est plus proche sans doute d’un élément naturel - comme le vent ou la mer- que d’un esprit. Cependant, le capitaine, aveuglé, parle de lui en ennemi, le juge vicieux, rusé, malin. C’est en son esprit seulement que la bête est son ennemie. Il faut se figurer un cachalot traqué, troué de harpons, se débattant tant qu’il peut sans comprendre ce qu’il lui arrive pour entendre comment il a pu mordre dans une jambe, presque au hasard et par instinct. N’importe cela pour Achab : cet animal n’est plus une bête, c’est un rival dont il faut se venger. Et c’est aussi bête que de vouloir se venger de la foudre ou de tout autre élément naturel. Encore plus bête sans doute, en ce que l’on ne provoque ni ne harponne pas la foudre pour en faire de l’huile.
Moby-Dick est à peine un roman d’aventure en réalité, ou pas que, à la façon des roman de London que j’évoquais plus haut. C’est l’œuvre à la fois d’un marin, fin connaisseur de la mer et de ce monde bien à part des baleiniers, mais aussi un roman psychologique, et presque une peinture biblique. C’est aussi la fine étude psychologique de la folie, du ressentiment qui ronge jusqu’à rendre fou et inconscient, de l’obsession suprême qui pousse l’homme à sa perte. Achab, marin aguerri, connaisseur des océans, des courants, des cartes, dirige toutes ses compétences au service d’un seul but : se venger d’un gros animal. Plus rien d’autre n’a d’importance, c’est une affaire personnelle entre lui et … un autre lui-même, puisqu’il se figure redevenir homme après s’être vengé. Le cachalot n’est de rien là-dedans, au fond. C’est une dignité que le capitaine veut retrouver, une estime de lui-même, un fort sentiment de victoire. Car au fond, quelle importance que cette bête sans conscience fut morte puisqu’elle ne peut guère revenir le chercher pour terminer de l’atrophier ? Sa folie sera fatale à tout l’équipage, sauf à Ismaël. L’orgueil et la vengeance aveugles mènent à la perte.
Achab, pourtant, est un homme respectable, aimé et admiré de ses hommes, en ce qu’il a une belle connaissance de la mer, une infinie expérience de la navigation. C’est pour cette raison que tous le suivent, au démarrage, dans sa folie vengeresse. C’est compréhensible : comment ne pas obéir à un capitaine remarquable ? Et puis, le cachalot leur inspire à tous une sorte de respect et de fascination. Bête imprenable, colossale et rare de par sa blancheur, Moby-Dick attire à la façon dont on est fasciné par l’horreur, les légendes obscures, comme on aime à se faire peur. D’ailleurs, ce monde des marins n’est pas rythmé uniquement par les caprices des éléments, mais extrêmement influencé de superstitions. L’équipage est à l’affût des bons et mauvais présages autant que du sens du vent, mythes et science ayant la même valeur à leurs yeux.
Peu à peu, le capitaine change, et son glissement vers une sorte de folie se matérialise physiquement : son désir de vengeance altère son apparence comme s’il consumait son corps. Achab est fou, homme désormais obsédé de haine contre un animal auquel il prête ses propres noirceurs. C’est comme un effet miroir : Moby-Dick, le Léviathan, ne serait qu’un monstre haineux, assoiffé de violence, ne cherchant pas seulement à se défendre mais à emporter avec lui ses proies jusqu’aux profondeurs.
Et c’est ce qu’il advient. Le navire et les hommes se retrouvent engloutis, mais emportés par qui ? Par le cachalot ou par la folie meurtrière du Capitaine ?
Rapidement, le style : c’est une grande œuvre aussi d’un point de vue formel, indéniablement. C’est de l’art, du haut vol poétique, une qualité esthétique incontestable, jamais prise en faute. Il suffit de prendre une page, une phrase au hasard, pour admettre qu’elles sont toutes aussi également cisèles : « «Ici et là, dans les hauteurs, glissaient les ailes blanches de menus oiseaux immaculés, tendre pensées de ce ciel féminin; dans l’abîme bleu et sans fonds s’agitaient de puissants léviathans, des espadons et des requins, pensées vigoureuses, inquiètes, meurtrières du viril Océan».
Commenter  J’apprécie         82