« Bartleby, le scribe » est une nouvelle de Herman Melville l’auteur de Moby Dick. Parue en 1853 pour la première fois dans un magazine (parutions dans des magazines qui permettaient, à l’époque, à nombre d’auteurs outre-Atlantique d’exister en tant qu’écrivains), elle vint enrichir le recueil « Les Contes de la véranda » quatre ans plus tard. Cette histoire, que l’on peut rapprocher de « Wakefield » de Nathaniel Hawthorne ou plus récemment de « Un homme qui dort » de Georges Perec, appartient à un univers étrange, plus répandu qu’il n’y paraît, celui de la désertion intérieure…
Le narrateur est un avoué (un avocat si vous préférez) qui engage un scribe, Bartleby, dont il va nous conter l’histoire tragique et singulière. Ce bonhomme va peu à peu, sans que son employeur parvienne à le retenir, s’enfoncer dans le mutisme et l’abandon au monde. Qu’est-ce qui prédisposait cet individu, somme toute ordinaire, à cette plongée dans un puits sans fond ? Doit-on y voir une critique de la sourde emprise de la société industrielle sur nos vies comme semble le suggérer le complément de titre : « Une histoire de Wall Street » ? Est-ce le récit du double de l’auteur, Herman Melville, qui, peu de temps après la parution de cette nouvelle, a cessé d’écrire jusqu’à sa mort en 1891, trente-cinq ans plus tard ? Ou bien, doit-on croire, comme nous y invitent les nombreux témoignages de disparitions volontaires de nos jours, que nos sociétés induisent, pour ceux qui se sentent inadaptés ou troublés par l’incessant brouhaha du monde, une fuite, un effacement du monde des vivants ?
Ce que certains considèrent aujourd’hui comme le testament de cet immense auteur américain est une nouvelle qui, à l’image de son « héros-malgré-lui », se dérobe au sens commun, à l’évidence d’une fin qui viendrait semer les indices d’une interprétation. Bartleby choisit volontairement de « disparaître », il ne subit pas comme le Meursault de Camus, mais agit en pleine conscience, librement. Intimement. Certains peuvent être déroutés par l’absence de glose qui tenterait de sauver ce petit personnage du néant dans lequel il plonge, mais que savons-nous réellement les uns des autres ? Comment supposer l’existence d’un sens si l’on rechigne à toute forme de non-sens ? Par ailleurs, j’ai un infini respect pour les auteurs qui se gardent, au terme de leur histoire, de me livrer toutes les clés. Mieux, j’admire ceux qui n’en livrent aucune, laissant au lecteur le soin de se forger une opinion. Pour ceux qui souhaitent (préfèrent) être guidés, il y a les plans ou les recettes de cuisine. La littérature, il me semble, n’appartient pas à ces catégories d’ouvrages.
Cette histoire m’a troublé. M’a interrogé sur la nature de mes choix. Elle a résonné en moi, à de multiples reprises. Ce n’est jamais simple de trouver un équilibre. J’y suis parvenu en m’échappant, régulièrement, d’un monde qui me heurte, quotidiennement et profondément. La nature, à l’inverse du « Un homme qui dort » de Georges Perec que j’évoquais au début, m’apaise. Pas pour ce qu’elle est, plutôt pour ce qu’elle n’est pas : un univers qui ne cesse de se contempler et de s’auto-représenter. Moi aussi, j’aurais probablement voulu retenir Bartleby, mais j’ai accepté qu’il m’échappe. Humblement.
Merci, Herman, pour votre humilité, votre simplicité et d’une certaine manière, votre liberté.
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