Encore une couverture particulièrement réussie avec ce canot perdu sur les flots. Plastifiée et mate, le toucher est agréable, pas loin du toucher lisse de cet étrange animal dont on découvre, dans le détail, l'incroyable existence.
Patrick Svensson fait le récit des connaissances de cet animal mystérieux appelé anguille et, en alternance, il écrit ses souvenirs de pêche qui ont rythmé toute son enfance, constituant une relation très riche et sensible avec son père.
J'ai appris là des choses étonnantes sur cet animal qui capte notre attention dès le premier chapitre. L'anguille est la reine du transformisme : elle vit dans les rivières et les étangs, va se reproduire en automne dans les Sargasses qu'elle peut atteindre au mieux au printemps suivant, puis meurt – on le suppose, jamais la moindre anguille n'ayant été observée lors du frai et jamais trouvée dans les Sargasses ! Les minuscules larves, en forme de feuille de saule, vont refaire le voyage inverse en dérivant grâce au courant du Gulf Stream, à travers tout l'océan Atlantique. Ce voyage dure 3 ans ! Elles sont devenues civelles, fines tiges translucides, quand elles remontent le courant des rivières pour s'installer.
L'auteur se fait lyrique dans les pages racontant son enfance, la vie et l'origine de sa famille, la complicité avec son père lorsqu'ils vont pêcher. Roman de souvenirs, traité scientifique, voyage maritime, psychanalyse, religion, philosophie... Il y a tout cela dans ce livre de 230 pages d'une densité exceptionnelle. Les sources sont citées en fin d'ouvrage. Il faut quand même un total de 7 pages pour les citer toutes. Vraiment impressionnant ! Comment l'auteur a-t-il pu tirer un livre aussi cohérent de cette masse de texte ?
Particulièrement ambitieux, le grand tout de la vie est abordé ici – d'où le titre ! C'est un peu
la panthère des neiges de
Sylvain Tesson, la poésie et les grandes envolées en moins, la sciences et la rigueur ajoutées. Vous aimez peut-être les livres du baroudeur écrivain, je prends le pari que vous pourriez adorer le livre de Patrick Svensson !
En fait, dans le cas de
Sylvain Tesson, c'est l'auteur qui fait les voyages, et raconte son expérience avec la devise : « partir, c'est vivre ». Pour Patrick Svensson la démarche est inversée : il nous propose le récit du voyage de l'anguille, en tant que miroir du voyage de l'homme sur la terre – dont le sien qu'il conte –, à la fois dans sa vie et cela depuis les origines.
L'auteur tisse un nombre considérable de fils pour nous donner en un seul volume, la somme des connaissances – croyances, recettes, techniques de pêche... –, et des mystères de l'anguille. Rien ne semble arrêter cet auteur cherchant à extraire scientifiquement et en même temps symboliquement la nature de l'anguille, la nature de la vie, sa force et sa fragilité aussi !
Dans les deux cas, pour ces deux auteurs, il y a une introspection nous amenant à réfléchir à la place de l'homme dans le monde, mais avec Svensson on a une entreprise folle et parfaitement argumentée de penser le rapport à son père – l'anguille faisant lien entre eux – et le destin de la vie sur des millions d'années.
Pour moi, le pari est superbement réussi. Il y a là un terreau collectif de
l'imagination lié au milieu aquatique, où la vie s'est formée, d'où nous venons. Ce livre met en pratique un riche imaginaire d'images, de représentations sociales, de grands récits traversant les temps. Il contient des propos scientifiques avec ce complément d'âme, qui enrichit la lecture. Je pense à
Gaston Bachelard ou au philosophe
Jean-Jacques Wunenburger ayant théorisé cette perception mêlée de l'observation et de la sensation. On passe du microscope aux grands récits des explorateurs, des scientifiques ayant apporté leur contribution à l'étude de l'animal mythique :
Aristote,
Freud, Linné,
Rachel Carson et bien d'autres.
Le titre est intriguant ?
L'évangile des anguilles... Il fallait oser. Et si c'était vrai, si à partir du livre on refondait le monde en partant de la nature cette fois-ci et non de l'homme seulement ? Il y a urgence à agir, l'anguille se raréfie et pourrait bien disparaître rapidement, alors qu'elle est présente depuis des millions d'années.
Patrick Svensson, né en 1972, a grandi en Scanie, dans le sud de la Suède. Passionné dès son enfance par le monde naturel et animal, il a fait des études de littérature puis est devenu journaliste, spécialisé dans les arts et la culture mais aussi la recherche scientifique. Ce livre, publié en Suède en 2019, a déjà été traduit dans plus de 30 pays et est lauréat du prix August, le « Goncourt » suédois,
L'évangile des anguilles est son premier livre.
J'ai eu, également dans l'enfance, ce contact avec l'anguille. Je connais les chemins creux qui mènent à la rivière ; la pêche ; la pose des cordées (appelées ici cordeaux) ; le braconnage par jeu... à l'occasion... Et vous avez-vous un contact avec l'anguille et le monde fabuleux des cours d'eau ?
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Visitez le blog Bibliofeel afin de compléter cette lecture par une composition personnelle à partir de la très belle couverture et une photo prise dans le marais poitevin. Vous pourrez voir également des exemples de couvertures de ce livre dans différents pays.
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