"L'évangile des anguilles", Patrik Svensson - éditions du Seuil
En Irlande du Nord, il existe un lac où l'on pêche depuis au moins deux mille ans des anguilles qui ont la réputation d'être les meilleures d'Europe. Le Lough Neagh est le plus grand lac des îles britanniques.
Le produit de la pêche est traditionnellement expédié à Londres.
Mais si les anguilles du Lough Neagh se retrouvaient à Londres, ce n'était pas pour le seul plaisir des Londoniens. Il y avait également des raisons politiques. En colonisant la plus grande partie de l'Irlande au XVIème siècle et au XVIIème siècle, la Couronne britannique avait confisqué non seulement les meilleures terres mais aussi toutes les ressources naturelles de quelque importance. En 1605, les habitants de la région du Lough Neagh furent contraints de céder leur droit de pêche sur le lac ; durant les trois siècles et demi qui suivirent, les riches propriétaires protestants décidèrent seuls du volume de la pêche, de sa destination et de la rétribution des pêcheurs. Ces derniers étaient souvent des paysans catholiques chassés de leurs terres, réduits à la pauvreté et à l'impuissance. L'anguille était pour eux une solution de fortune, un moyen de survie.
Pages 105/106
La recherche montre que la plupart des animaux, y compris les poissons, ressentent la douleur. Beaucoup d'éléments indiquent aussi qu'ils connaissent la peur d'une manière qui s'apparente à l'expérience humaine, de même qu'ils peuvent éprouver de la tristesse, des sentiments maternels, de la honte, du remords, de la gratitude et quelque chose que nous pourrions nommer amour. En outre, on rencontre des animaux, par exemple chez les primates et les corvidés, qui sont capables d'exécuter des opérations mentales complexes qui peuvent apprendre à communiquer et à interagir aussi bien avec leurs congénères qu'avec d'autres espèces, qui ont une perception de l'avenir, dans le sens où ils peuvent renoncer à une récompense en échange de la promesse d'une plus forte récompense future. Tous les critères que nous avons établis au cours de l'histoire pour distinguer l'humain de l'animal - conscience, personnalité, utilisation d'outils, notion de l'avenir, pensée abstraite, solution de problèmes, langage, jeu, culture, capacité à éprouver la tristesse ou le manque, la peur ou l'amour -, tous ces critères se sont montrés au moins discutables, souvent insuffisants, parfois totalement erronés. La frontière est dans une certaine mesure réellement devenue poreuse. Une corneille placée devant un miroir sait que c'est elle-même qu'elle voit, ce qui signifie qu'elle est consciente de son existence. Elle sait qu'elle est, même si on ignore si elle sait ce qu'elle est.
Pages 164/165
Pline l'ancien et Sénèque le jeune racontent tous deux que Vedius Pollion, ami de l’empereur Auguste, avait pour habitude de châtier ses esclaves en les jetant dans un bassin rempli de murènes. Ces poissons carnassiers repus de chair d’esclaves étaient ensuite servis aux convives comme un mets particulièrement raffiné.
Les anguilles, elles sont à part, disait mon père. Et il avait toujours l'air un peu content en disant ça. Comme s'il avait besoin de cette énigme. Comme si elle comblait un espace vide en lui. Et je me suis laissé persuader, moi aussi. J'ai fait mon choix. Je pense qu'on découvre ce qu'on veut croire au moment où on en a besoin. Nous avions besoin de l'anguille, mon père et moi. Ensemble, tous les deux, nous n'aurions pas été les mêmes sans elle.
Car la mémoire est traîtresse, elle trie, sélectionne et jette. Quand nous essayons de convoquer une scène du passé, il n'est pas certain que nous en retenions l'essentiel ni plus pertinent ; nous nous souvenons de ce qui convient le mieux à l'image d'ensemble. La mémoire peint un tableau où les détails sont tenus de se compléter. Elle n'autorise pas les couleurs qui trancheraient sur la tonalité de la toile de fond.
Ainsi se déroule la vie de l'anguille jaune, avec ses alternances d'activité de repos. Elle ne semble animée d'aucune attention particulière, hormis celle de s'abriter et de se nourrir au jour le jour. Comme si sa vie était avant tout une attente, comme si le sens de l'existence se réduisait à son simple rythme, ou alors un avenir abstrait donc on ne peut hâter la venue qu'en faisant preuve de patience.
J'ai compris d'assez bonne heure que cette vie que nos parents nous avaient construite n'allait pas de soi. Eux-mêmes étaient nés dans un autre monde et, s'ils en étaient arrivés là, c'était parce que les gens comme eux avaient été embarqués dans un mouvement historique qui, en l'espace de trois décennies, avait à peu près tout changé. Ce n'était pas un ascenseur social individuel. C'était la classe ouvrière tout entière qui avait fait le voyage. Trente ans de réformes sociales avaient tiré les journaliers agricoles et les ouvriers de l'industrie des baraques insalubres et des taudis surpeuplés qu'ils occupaient jusque-là pour les faire emménager dans des maisons individuelles comme la nôtre, avec garage, voiture, serre et arbres fruitiers. C'était un mouvement extraordinairement puissant, comme un courant marin.
Le chemin étroit est peut-être le bon, mais parfois il est plus simple de prendre l'autoroute.
La connaissance peut fournir ce contexte plus vaste dont on a besoin. Quand on est devenu un maillon de la chaîne qui la transmet, d’un être humain à un autre, d’une époque à une autre, alors cette connaissance acquiert aussi un sens en soi, par-delà son efficacité ou le profit qu’on peut en tirer. Voilà de quoi il s’agit. Voilà tout l’enjeu. Quand on parle de l’expérience humaine, on ne parle pas de l’expérience de telle ou telle personne, on parle de l’expérience cumulée, transmise, qui se raconte et se vit toujours à nouveau.
Un jour, en visite à l'église avec ma classe, j'avais levé la main et demandé au pasteur : "Mais qui a inventé toutes ces histoires ?"
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